Hip Hop Sans Frontières

[Chronique single]
Cyne - 400 Years

Localisation : Gainesville, Floride, USA

Année : 2002

Initialement, l’article était dédié à un album de rap américain, et puis, je me suis dis, depuis le temps que j’ai ce titre en tête… oublions le protocole, et faisons nous un kif, d’accord avec ça ? Oui, car l’idée avant tout est d’écrire sur quelque chose qui nous anime particulièrement, la temporalité n’est qu’un concept propre au cerveau humain. Retour sur l’un des plus marquants « underground hits » de l’Histoire du rap.

Le terme « underground hit » ne possède pas de définition dans le dictionnaire. Je le définis ainsi :

  • Une musique qui n’a pas reçu l’attention et la reconnaissance qu’elle méritait, simplement parce qu’elle n’a pas eu une promotion à la hauteur, en raison de la popularité limitée de l’artiste, du manque d’intérêt du grand public ou « éclipsée » par d’autres morceaux plus populaires lors de sa sortie… En somme, une insuffisance de fonds, et donc de promotion.

  • Le titre doit être mémorable et continuer à stimuler le corps ou l’esprit des années après sa publication. Chaque audition de ce morceau me rappelle sa force et le moment où je l’ai découvert pour la première fois. L’écoute doit être aussi impeccable que lors de la première fois ! Il doit être d’une intemporelle.

  • Finalement, c’est un peu plus subjectif, mais le titre doit offrir quelque chose de profond, une dynamique, une atmosphère, des paroles significatives… qui se différencient.

C’est en grande partie une question de subjectivité, mais globalement, ce type de titre parvient à séduire tout le monde, pas uniquement les amateurs de rap.

CYNE

Étant un de mes groupes favoris dans le rap, j’envisage de rédiger un dossier complet sur ce groupe exceptionnel. Tout de même, un petit mot si vous découvrez ce groupe. Le collectif inclut les rappeurs Akin Yai et Cise Starr, ainsi que les producteurs Enoch et Speck. CYNE signifie : Cultivating Your New Experience. Au-delà des remarquables compétences de chaque membre, la force de ce groupe réside dans son style distinctif. Les thèmes abordés sont divers et ont fréquemment une dimension socio-politique, culturelle et philosophique. Dans leur musique la plus populaire, « Arrow Of God », ils n’hésitent pas à remettre en cause l’existence de Dieu et affirment qu’il est nécessaire de croire et de se fier à soi-même.

Je développerai dans un autre article. C’est très enrichissant de les écouter, car tous les écrits stimulent l’esprit. Il est également important de noter le contraste sonore que l’on observe avec les artistes locaux. Le groupe 2 Live Crew, qui a provoqué une onde de choc avec leur célèbre « As Nasty As They Wanna Be » en 1989, a été l’un des précurseurs du mouvement « Dirty South ». Originaire de Miami, en Floride, ils ont dépeint un style musical caractérisé par des paroles fortement sexualisées. Par la suite, de nombreux rappeurs ont vu le jour tels que : Rick Ross, Trick Daddy, Florida, Trina, XXXTentacion, DJ Khaled

Et dans un registre différent, le remarquable groupe ¡Mayday! (un autre dossier à rédiger), qui est sous contrat avec Strange Music (Tech N9ne). Pourquoi donc formuler tout ceci ? En effet, CYNE se distingue totalement des artistes mentionnés, car leur style est plutôt axé sur un rap jazzy, alternatif et soul, plus proche de l’essence même de la musique. Donc, très éloigné des sonorités provenant du sud des États-Unis, notamment dans les années 2000 où le monde entier a été témoin de l’essor fulgurant de ce mouvement musical.

400 Years

Il est difficile de dater officiellement et de façon concrète la sortie du titre. Sa première apparition a lieu sur le maxi « Movement » en 2002. Ce dernier contient quelques titres dont 400 Years, un remix du morceau et la version instrumentale du remix. Certaines personnes le datent au 1er janvier 2002, néanmoins, je pense que c’est juste qu’il est associé à l’année 2002, soit le premier jour. Il refera parler de lui sur le maxi « Due Progress » en 2003 avec une version « revisited », soit une version revue. Aucune différence notable entre les deux titres.

Le titre gagnera en popularité ultérieurement grâce à deux initiatives : le premier album du groupe « Time Being » sorti en 2003 (qui fera l’objet de plusieurs rééditions et remaniements), et la compilation « Collection » qui rassemble des morceaux sortis entre 1999 et 2003. Dans cette version, on retrouve le titre original ainsi qu’un remix. Rapidement, il sera un succès, même si le groupe n’a pas une large exposition dans les médias traditionnels, la chanson fait son effet dès la première écoute. Deux labels étrangers, P-Vine Records (Japon) et Botanica Del Jibaro (Colombie), se chargent de la publication et de la commercialisation des projets du groupe datant de cette période. Une habitude plutôt répandue dans ce milieu.

En ce qui concerne la création de la piste, le premier élément à noter est le sample principal ! Il a fallu 15 ans pour qu’un internaute mette la main dessus. Il provient de la chanson « Jaded Virgin » (1979) de l’artiste américain de country Lee Clayton, qui nous a malheureusement quittés. La production mentionne Speck et Enoch, mais il apparaît que cette réussite est principalement attribuable à ce dernier. Il est difficile de déterminer quel instrument produit cette boucle si puissante et agréable à l’oreille ; je me demandais si c’était une guitare ou une mandoline ? En creusant, on se demande, est-il possible que ce soit un qanûn ? C’est un instrument originaire du Moyen-Orient et des zones adjacentes (Arménie, Turquie…). C’est un instrument à 81 cordes tendues qui, de forme plane, peut être joué en position assise sur les genoux. Lorsqu’on entend les sonorités qu’il crée, il devient manifeste qu’elles ont été employées pour « 400 Years », ou alors elles possèdent exactement les mêmes tonalités. Habituellement, les samples provenant du Moyen-Orient donnent fréquemment lieu à des merveilles dans le domaine du rap. Le beatmaker a pris la séquence qu’il désire utiliser, et la percussion qui l’accompagne apporte toute l’intensité à la pièce musicale. Une telle découverte est tout simplement le fruit d’un génie. En somme, c’est le charme de l’Orient. Sur un plan personnel, cela fait 20 ans que c’est l’un de mes beats favoris. Voici l’exemple en question pour que vous puissiez vous faire une idée.

Ce underground hit a été utilisé pour le pilote de l’animé Afro Samurai en 2003.  Cet anime a suscité beaucoup d’écho dans l’univers du hip-hop ! Et c’est tout à fait compréhensible, car il est rare de rencontrer un samouraï d’origine africaine (à l’exception de Yasuke qui a atteint le statut de légende), l’histoire ne faisant presque aucune référence à ce sujet. La bande originale a donc été conçue dans un style très rap américain, et on y trouve : Q-Tip (A Tribe Called Quest), Talib Kweli, Big Daddy Kane, M-1 (Dead Prez), Kool G Rap, Rah Digga

Et principalement des membres du Wu-Tang Clan et leurs associés tels que GZA, Ghostface Killah, Inspectah Deck, Sunz of Man, 9th Prince, 60 Second Assassin, Beretta 9, Black Knights ainsi que d’autres. Le point culminant, évidemment, est que c’est RZA qui dirige tout cela. Qui mieux que le maître de Shaolin pour marier la culture asiatique au hip-hop ? Il s’agit donc d’une grande réussite de voir le morceau phare de CYNE en ouverture du pilote. De nombreux admirateurs se sont rapidement précipités pour découvrir l’ensemble de leur discographie après avoir déniché ce morceau.

400 Years se traduit par 400 ans et évoque inévitablement le commerce des esclaves africains qui, pendant 400 ans, ont été acheminés de l’Afrique vers les Amériques pour édifier le monde moderne ! C’est en août 1619 qu’un premier vaisseau anglais a transporté vingt esclaves vers le continent américain. Comment un des pires crimes contre l’humanité a-t-il pu perdurer aussi longtemps ? Ce classique aborde encore une fois ce thème, renforçant ainsi son importance. En effet, il ne s’agit pas simplement de musique, mais d’histoire narrée de manière poétique.

La piste débute par un sample impressionnant où Akin Yai commence à rapper les premiers vers a cappella, suivi par l’entrée de la batterie qui se poursuit jusqu’à la fin du morceau. Son couplet est à la fois simple et percutant, le passage au refrain se fait presque sans transition et c’est lui qui l’interprète. Il déclare ceci :

 Ayo, For 400 years we shed tears
And when it's death among peers we pour beers
But now what?
Look what the world made me, enslaved me
But at the end what the fuck is gonna save me?

Cependant, le plus captivant reste à venir. Cise Starr fait son apparition et est réputé pour être l’un des meilleurs rappeurs dans son genre. Il est particulièrement apprécié sur la scène jazzy-hip hop et a beaucoup collaboré avec des artistes tels que Marcus D, Nujabes (qu’il repose en paix), Re:Plus, Ficus, Poldoore, Kenichiro Nishihara et bien d’autres. Effectivement, de nombreux Japonais apprécient cela, car la scène jazzy-hip hop y tient une position privilégiée. Starr présente un flow plus harmonieux que son homologue, impressionnant et incisif à chaque mesure. Avec l’association de métaphores et de punchlines bien tournées, il se distingue fréquemment dans les morceaux où il rappe. Et ici, il en donne encore une démonstration éclatante. Le refrain résonne encore une fois et cela se conclut par un nouveau couplet interprété par chaque membre dans le même ordre, mais sans inclure de refrain.

Le titre ne cherche pas simplement à évoquer l’histoire, et en vérité, il n’y a pas de lien direct, il ne raconte pas des événements historiques. Ils établissent plutôt une comparaison avec la vie des afro-américains de leur époque (années 2000 et au-delà), bien que l’esclavage ait officiellement été aboli par la loi, en réalité c’est une toute autre histoire. Ils jugent que cela a causé trop de dégâts et que certains comportements n’ont pas progressé, l’homme blanc cherche toujours à exercer sa domination sur l’homme noir. Les Afro-Américains ne se perçoivent pas comme étant libres, et même pire, ils ne s’octroient pas cette liberté.

Comme s’ils n’étaient pas réellement libérés, ils demeurent mentalement enchaînés. Ils critiquent particulièrement ce qu’on appelle le « rap game » aux États-Unis. D’après leur perspective, les rappeurs échangent leur essence et leurs compétences contre la liberté. Ils sont séduits par l’argent, l’or et le platine, se désintéressant de leurs conditions de vie ou de leur « communauté ». Il est difficile de les contredire, étant donné qu’on observe rarement des artistes avec des paroles d’une telle qualité dans les grands médias. Soit ils finissent mal, soit ils tombent complètement dans l’oubli…

Ce morceau dénonce tout cela, c’est la raison pour laquelle ils insistent à la fin sur l’importance d’ouvrir les yeux et de se surpasser. Il est difficile de ne pas leur donner raison quand on voit les récents événements outre-atlantique. La musique se conclut par un discours qu’on pourrait reformuler de la manière suivante : « Avoir des connaissances ne suffit pas en soi ; c’est l’aptitude à les mettre en pratique qui compte. »

C’est ce que le groupe défendra tout au long de son parcours, il était donc impossible de trouver une meilleure citation pour conclure.

CYNE :

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