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[Chronique] Billy Woods - Aethiopes

01. Asylum
02. No Hard Feelings
03. Wharves
04. Sauvage (feat. Boldy James & Gabe ‘Nandez)
05. The Doldrums
06. Nyne (feat. Elucid, Quelle Chris & Denmark Vessey)
07. Christine (feat. Mike Ladd) 08. Heavy Water (feat. El-P & Breeze Brewin)
09. Haarlem (feat. Fatboi Sharif)
10. Versailles (feat. Despot)
11. Protoevangelium (feat. Shinehead)
12. Remorseless
13. Smith + Cross

Localisation : New York

Année : 2022

Un nouveau projet de Billy Woods est un évènement en soi, surtout quand il fait appel à Preservation pour la production, on s’attend à du très lourd, surtout s’il fait écho à une de ses pièces maitresses sortie il y a pile dix ans, « History Will Absobe Me », album nommé de la sorte en hommage à une célèbre citation de Fidel Castro. Woods s’est toujours senti à rebours du système, et ce titre en est la preuve : il exprime l’idée d’être « seul contre tous », à la Fidel ! Entre nous, c’est assez couillu pour un américain de se référer à une figure emblématique du Communisme quand on connait l’ histoire des rapports entretenus entre USA et Cuba depuis le début du XXeme siècle.

Lorsqu’on découvre le titre de ce nouvel opus, on ne peut que pressentir encore une fois toute la portée historique et philosophique du projet : Aethiopes, c’est le terme qu’utilisaient les romains pour nommer les africains du nord et africains de l’est. Ensuite, on découvre la cover de l’album, on est de suite séduit par le choix fait, un magnifique portrait peint de deux visages africains dans le style de Rembrandt. On s’attend là encore à quelque chose de mûri, d’élaboré, comme c’est toujours le cas avec Billy Woods.

En effet, il est un maillon important du rap conscient new-yorkais, proche collaborateur de Canibal Ox, poète underground il est tout aussi reconnu dans la culture littéraire. Il est notamment le créateur du groupe new-yorkais Armand Hammer avec son acolyte Elucid et il a collaboré avec les plus grands beat-makers, comme Alchemist ou ici Preservation. Billy Woods fait le choix génial de collaborer avec Preservation, qui, à son habitude, propose des productions composées de samples d’une richesse inouïe, tous issus de sa culture musicale internationale aussi diverse et variée que bluffante. Ethiojazz, réta magrébine, musique traditionnelle asiatique, musique indoue, blues, dub jamaïcain… C’est un véritable voyage que nous proposent les deux compères.

Preservation étale ici encore toute sa culture, il avait déjà impressionné sur d’autres projets tels que « Eastern Medicine, Western Illness » sorti durant la période de confinement. Je m’attarde sur ce projet pour que vous saisissiez toute l’ampleur du personnage et de son travail : lorsqu’il a habité quelques années à Hong Kong, le beatmaker s’est donné comme challenge de créer un album uniquement composé des trouvailles qu’il ferait sur place lors de ses sessions de digging chez les disquaires ou sur les marchés hongkongais. 

Le résultat est bluffant, je vous conseille la chanson avec Quelle Chris, « Rose Royce » … Cela a tellement bien marché qu’il a proposé ce même challenge à plusieurs beat makers : la contrainte de composer un morceau de musique rap à partir de sons diggés en voyage, et le projet « Eastern Medicine, Western Illness » était né (que je vous conseille très chaudement). Preservation a collaboré aussi avec les plus grands, il est le beatmaker de l’album anthologique de Ka, « Days with M. Yen Lo », mais il a aussi collaboré avec Yassin Bey, autrement dit Mos Def himself, bref, il est ce que l’on nomme, « une valeur sûre ».

Mais revenons à « Aethiopes », cet album fait partie des masterpiece de l’année c’est une certitude, autant pour la portée musicale que poétique, mais aussi pour la cohérence du produit fini. La musique d’Aethiopes est à la fois harmonieuse et polarisée : fouillée et dépouillée, profonde et enivrante, dépaysante et ressourçante, entraînante et planante… On est face à un travail de qualité, de la production à l’écriture (Billy Woods jalonne son album de références à Gilles Deleuze, le célèbre philosophe français qui, curieusement, influence beaucoup la pensée de Woods), en passant par le mix, tout est pensé dans les moindre détails, c’est ce qui frappe dès la première écoute. 

Le don de Preservation est de savoir proposer des compositions qui respectent l’univers initial de Billy Woods, un univers déstructuré, minimaliste, jazzy, perché à certains moments tout en amenant sa spécificité, avec sa musique aboutie et exigeante, au niveau de l’artiste pour lequel il compose sans en trahir l’identité musicale et artistique, c’est en ce sens aussi que cet album est un coup de maître. Il montre toute l’humilité des artistes auxquels on a à faire : des artistes qui construisent des ponts et non des murs par la musique et le message qu’ils véhiculent, qui se respectent et s’écoutent, altruistes et bienveillants dans leur créativité, qui tendent l’un vers l’autre pour nous proposer quelque chose de complémentaire et complet, autrement dit, du grand art.


En écoutant l’album, on a l’impression de décoller pour un voyage, un rêve sans frontières, à consonance orientale, Aethiopes nous fait littéralement voyager.

Et le voyage commence avec « Asylum », qui est une des meilleures pépites de l’album : sur un sample de Malatu Atsakté, le célèbre compositeur éthiopien d’éthiojazz qui avait déjà eu l’honneur d’être samplé par Nas et Damian Marley dans leur tube interplanétaire « As we enter ». L’éthiojazz est un style de jazz propre à l’Éthiopie qui a émergé dans les années 60, et qui s’est popularisé au-delà des frontières du pays. La force de cette musique, c’est son identité, et elle colle à celle du pays : en tant que seul pays d’Afrique à ne s’être jamais fait coloniser, l’Éthiopie a poussé le principe jusque dans sa culture, et c’est normal, car c’est la culture qui constitue en grande partie l’identité d’un peuple comme le théorise très justement le philosophe italien marxiste et antifasciste Antonio Gramsci avec son concept d’hégémonie culturelle.

La culture scelle une identité, il n’y a qu’à voir l’importance de l’art au sein des grandes idéologies qui ont dominé notre monde : le communisme russe a son propre art, le nazisme aussi, etc… « Montres-moi ta culture est je te dirai qui tu es ! ». L’éthiojazz est aussi ce qui a permis au pays de rayonner internationalement en tant, justement, que pays indépendant à tout point de vue, et cela en fait sa fierté : l’Éthiopie ne s’est pas faite coloniser artistiquement parlant non-plus. L’éthiojazz est donc un style de jazz propre à ce pays et aussi, et surtout, qui ne se joue qu’avec des instruments traditionnels éthiopiens, ce qui lui donne un cachet tout particulier et singulier et qui en fait une musique reconnaissable parmi toutes les autres.

Sur le morceau « Asylium » donc, le piano et la voix samplée donnent une ambiance crépusculaire à ce morceau, les cuivres viennent redresser le tout, en posant cette dichotomie entre son flottant et cuivre violent, le tout dans cette ambiance éthiojazz… La poésie de Billy Woods vient magnifier le tout, il propose un story-telling qui plante à son tour une ambiance ténébreuse, une forme de complémentarité émerge dès la première piste de l’album. Un texte poétique et engagé, toujours dans l’idée d’éduquer sa communauté, il nous parle d’un évènement historique dont il a été, dans sa jeunesse, en Afrique, le témoin. Son texte nous transporte dans son enfance, Woods a grandi au Zimbabwe, dans le quartier des consultas de la capitale Harare, près de l’ambassade d’Éthiopie justement. Or, à cette époque, le président socialiste éthiopien Haile Mariam était venu en visite au Zimbabwe et, durant ce voyage, son gouvernement fut retourné. Ainsi, Woods lie magnifiquement bien son histoire à la grande Histoire, la naïveté du regard d’un enfant face à la violence et l’absurdité du monde des adultes…

Voici un extrait : 

« I think Mengitsu Haile Mariam is my neighbor
Whoever it is moved in and put an automated gate up
Repainted brick walls atop which now cameras rotated
By eight, the place dark, one light burn later
Razor wire like a slinky
Rumor is parcel bomb took the secretary right eye and pinky
Evenings, he take a snifter of whisky on the veranda
I wonder what he’s thinking »

Réussi et d’entrée de jeu saisissant. Nous voilà prévenus.

L’album continue avec « No Hard Feelings » , une instru composée de samples de rhéta, une flûte à bec orientale entêtante, typique de la place Jamal Haafnaah à Marrakech, entrecoupée de samples de flûte indienne, sur un fond ténébreux d’orgue qui donne une touche sombre et profonde au morceau. Billy Woods vient psalmodier son texte plein d’espoir, une ode à la détermination…

La troisième piste est une pure merveille, « Warves », un sample de tambour de langue en acier sur une mélodie de percus de style africain… On plane, littéralement. Billy Woods démontre ici toute l’étendue de son talent vocal, sur trois morceaux différents, il entonne trois flow différents, trois intonations différentes, sa palette vocale est saisissante.  

« Sauvage », le quatrième morceau de l’album, fait partie du top 3 du projet, c’est celui où est invité Boldy James, qui est, de l’avis de beaucoup, parmi les meilleurs rappeurs actuel. Les deux compères proposent une collaboration séduisante, on imagine que les connexions avec Alchemist y ont joué pour beaucoup, ce dernier ayant travaillé régulièrement avec Boldy mais aussi Armand Hammer, le groupe de Billy. La nonchalance de la voix de Boldy s’intègre à merveille dans le projet, autant sur la prod dépouillée et grave, minimaliste, de Preservation, qu’avec la voix lancinante de Woods sur le morceau.

Le morceau suivant « The Doldrums », est minimaliste à souhait, limité à une timbale, un petit accord de guitare et un lourd mais discret tambour en fond, et cela suffit amplement à Billy pour en faire quelque chose de complet, équilibré et addictif. Un morceau totalement déstructuré, typiquement représentatif de l’univers de Woods.

« Nynex » est dans la même veine que le morceau précédent, un sample d’un accord ultra court et simple de trompette, subtilement répété jusqu’à l’entêtement et accompagné d’un accord de peau tendue caressée… Il y a tellement peu que si c’est bon, ça ne peut qu’être du génie. Aucune contingence, que de la nécessité, du pur et dur sans fioritures, clairement une des pépites du projet.

Christine et Heavy Waters se suivent tel un diptyque. On continue le voyage et l’ambiance déstructurée et planante si énigmatique et propre à Billy Woods et Armand Hammer.  Sur un accord de guitare de style indou et des percussions jazzy, on frôle le jazz expérimental. On adore la fin de Heavy Waters qui nous dépose littéralement à Calcutta en Inde. L’instru de Christine appelle celle de Heavy Waters, encore un détail qui montre toute la cohérence de cet album.

Et on est repris en plein vol par un sample de musique de film bollywoodien ou de série Z noire américaine des années 70 avec le morceau Haarlem. On reste dans la continuité et la cohérence proposée depuis la première piste de l’album, la voix de Billy venant parfaire le tout en offrant sa voix comme liant.

Avec les morceaux Versailles et Protoevengelium, Preservation nous surprend. A nouveau une preuve de son génie, de sa culture et de son niveau. Il nous propose de faire une escale en Jamaïque, avec deux sons qui font la part belle et font honneur aux meilleurs sounds system jamaïcains des année 70 teks que Duke Reid Clement Coxone. Les prods se composent exclusivement de musique jamaïcaine, plus précisément de vieux dub classiques, ce style de reggae des année 70 qui, pour la première fois de l’Histoire de la musique proposera un style de musique dérivée qui intégrera une amplification électronique : le dub, qui sera lui-même à l’origine de toutes les musiques électroniques actuelles.

Et pour l’anecdote, c’est la nécessité et la pauvreté qui ont mené à cet élan de génie : les jamaïcains étant trop pauvres pour acheter et importer des instruments académiques, par frustration et débrouillardise, les gens se sont mis à recomposer des « instruments », ou plutôt des machines musicales à partir de récup’ de produits électroniques… Ainsi, Preservation et Billy Woods font un magnifique hommage aux créateurs de ce style musical que sont King Tubby et Lee Scratch Perry, on retrouve cette patte déstructurée de ces grands maîtres dans ces deux sons, dont les samples pourraient très certainement provenir de leur discographie !

Et ces deux tracks, complètement différentes du reste, s’intègrent à merveille au projet malgré leur différence de nature, on n’est absolument pas heurté, au contraire, car l’esprit, l’énergie qui se dégage de ces prods est dans la continuité de tout ce qui les a précédés. C’est une magnifique surprise à laquelle on ne s’attend absolument pas. Et pour les amateurs de musique jamaïcaine comme moi, c’est le Graal !!! Avec ces deux morceaux, Woods fini de me persuader qu’il nous propose là un des projets phares de l’année 2022, c’est une certitude. Le texte posé sur Versailles est d’une lourdeur remarquable, teinté à la fois d’espoir et de pessimisme, encore une fois Billy manie la dichotomie comme personne. Cette chanson s’écoute avec attention, elle est une introspection et une remise en cause pessimiste de soi, du monde, magnifiquement tournée : 

“It’s a freedom to admitting its not gonna get better, washing your hands of people you’ve known forever/
I’d be a liar if I feigned surprise, a goat eats where it’s tethered”

D’un pragmatisme glaçant !

Avec Remorceless, on repart vers des horizons orientaux, sur une flûte virevoltante, le morceau se veut planant et en ce sens il est réussi, il est certainement parmi ceux qu’on retient le moins du projet, non pas parce qu’il serait mauvais, bien au contraire justement, mais la barre a été mise tellement haute tout au long de ce projet !

 

L’album se termine sur « Smith + Cross », un morceau basé sur un cœur de chants de chorale qui donne au morceau un air de dévotion, de religiosité qu’on n’avait pas croisé jusque là. Ce choix parait très judicieux par rapport à cette idée de cohérence et de continuité, d’harmonie de la partie avec le tout, car on finit ainsi en apothéose, dans les cieux ! Il y a le sentiment d’élévation de l’esprit, d’état gazeux vient terminer subtilement l’album : le voyage est total et réussi, l’introspection est totale et le retour aux sources l’est tout autant. C’est une expérience sensorielle à part entière que nous proposent Billy Woods et Preservation, une musique spirituelle et transcendantale, précipitez-vous l’écouter, et mettez-vous dans les meilleures conditions de réception pour profiter et recevoir pleinement l’énergie et la vibe qu’il véhicule, conseil d’ami !!!

Chronique rédigé par The Ranking Sarazin