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[Chronique] El Camino - ElCamino 3 EP

01. Block Work feat. A$AP Ant (prod. by CeeGee)
02. Money in the Mattress (prod. by Harry Fraud)
03. Trench Bap feat. Loveboat Luciano (prod. by ToneyBoi)
04. New Hope feat. Jay Worthy (prod. Harry Fraud)
05. Target (prod. by Camoflauge Monk)
06. Envy feat. King Ralph (prod. by Chris Ruben)
07. Sex and Murder feat. Nellé (prod. by Camoflauge Monk)
08. Ghost Dini (prod. by Boodeini)
09. Soul Brother (prod. by ToneyBoi)

Localisation : Buffalo, New York

Année : 2022

Présentation et discographie

Le jeune et très prometteur rappeur natif de Buffalo, New York, El Camino, a sorti en toute discrétion, ce mois-ci, le 3eme volet de sa série d’EP El Camino, par laquelle il avait commencé sa carrière en 2017. Signé chez Griselda, le label des fameux West Side Gunn, Conway the Machine, Benny the Butcher et Daringer, issus de la même ville aux USA, il s’inscrit dans un style de rap East Coast, Boom Bap, Grimey, Hardcore. Son tempérament et son énergie collent parfaitement avec l’univers paradoxal et inquiétant de Griselda, mêlant Dirt et Fame. 

 

Doté d’une voix assez aiguë, nerveuse et poussive, déterminée, et possédant une aisance technique évidente, il sait mettre en valeur toute l’explosivité de sa voix avec ses skillz mais aussi ses lyrics : il chante aussi bien qu’il ne toaste ! Un artiste rap complet ! En effet, là encore, on retrouve les émotions suscitées par l’univers du label Griselda, à la fois luxueux, brillant, frais, que crasseux, obscure et violent. Fidèle à son style très « griseldesque » (ouais, j’invente des concepts, déformation professionnelle !), on reste sur un projet très marqué Boom Bap, Soul Full, à la fois obscure et rutilant, magistralement contrasté du point de vue musical et vocal. Il s’agit d’un projet qui était déjà composé depuis quelques temps et que l’artiste n’avait pas pu sortir jusque-là. Ainsi, ce troisième opus des ElCamino EP nous est sorti tout droit de derrière les fagots, et attention, Master Piece !!! 

Il est, à mes yeux, un de ses projets les plus réussis, ou plutôt concentrant autant de bangers au cm² ! Attention, on parle de El Camino, et ce n’est pas n’importe qui. Si vous ne connaissez pas encore cet artiste, ruez-vous sur sa discographie, depuis 2017 il nous a gratifié de quelques merveilles. Je vous partage parmi mes classiques du Monsieur. D’abord, son album Walking On The Water : on y retrouve des boucles de samples aussi efficaces que connues et reconnues, avec des feats avec Benny The Butcher et Mayhem Lauren. L’album, sorti en 2018, est principalement produit par l’excellent DJ Shay, accompagné de Rick Hyde ou encore IceRocks. A noter qu’El Camino collaborera de nouveau avec DJ Shay l’année suivante, en 2019, sur son album particulièrement réussi « Lot et Abraham ».

Il sort avec Camouflauge Monk deux fabuleux projets, « If You Know, You Know » en 2021 (avec les impressionnants « Walahh » Ft. Billie Essco, « My Baby » ft. Boldy James) et « Walk By Faith And Not By Sight » en 2022 (avec ce terrible banger « Walk With Me » Ft. Boldy James qu’on retrouve aussi sur l’autre projet sous le nom de « My baby »), à écouter absolument. 

En 2020, ses collaborations avec 38 Spesh, à la tête du label Trust, sont aussi très attendues et remarquées, « Sacred Psalms » et « Martyrs Prayer ». A noter aussi, la même année, un autre EP ultra efficace du Monsieur, « 1996 », à écouter de toute urgence ! Comme sur ElCamino 3 EP, on est face à un projet court et efficace, truffé de bangerz ! El Camino a sorti d’autres projets, et collaboré sur de nombreux autres, mais, ne sont nommés ici que ceux faisant partie des plus marquants de mon point de vue, je vous laisse digger et découvrir à votre guise ! (Oui, c’était un challenge d’écrire un article de rap hardcore en utilisant le terme « à votre guise » …).

Dans ce nouvel EP, Harry Fraud et Camouflauge Monk avec lesquels il collabore régulièrement, sont principalement à la production, avec ToneyBoi, Cee Gee et Chris Ruben, et avec un tel line up, nous voilà averti ! Les beats présents sur les 9 pistes de ElCamino EP 3 sont toutes plus exaltants les unes que les autres. Harry Fraud et Cee Gee apportent une forme de fraîcheur avec leurs beats envolés, teintés de funk, et Camouflage Monk, ToneyBoi et Chris Ruben apportent une touche plus obscure, jazzy. Un contraste totalement complémentaire émane de ce line-up, chaque émotion se nourrissant de l’autre. C’est un court projet, concis, équilibré, très efficace et nerveux, et il n’y a rien à jeter !
En termes de feats, El Camino invite sur l’EP, A$AP Ant, avec qui il signe un des meilleurs morceaux du projet, 38 Spesh, Jay Worthy, King Ralph mais aussi LoveBoat Luciano et Delle. Mais sans plus tarder, penchons-nous sur ce petit bijou que nous propose El Camino : « Don’t be late and make it a date ! »

Analyse track par track

- 01. Block Work feat. A$AP Ant (prod. by CeeGee)

On commence très fort, sur les chapeaux de roues je dirais même, avec une magnifique prod’ de Cee Gee, une boucle de cuivre très lourde, sorte de trompette de la mort grave et obscure. Un beat relativement simple et très efficace, la trompette, lente et lancinante, grave et répétitive, vient donner une touche crépusculaire à ce morceau particulièrement réussi. On se croirait à l’enterrement d’un puissant Hustler, sorte de marche funèbre pour Pimp de haute volée. La voix posée et assurée de El Camino vient donner une dimension d’autant plus sérieuse et subtile à ce morceau qu’il en profite pour nous montrer sa capacité à pondre des bangers avec de la ficelle et du scotch, respect ! Et lorsqu’A$AP Ant entre sur le beat, l’alchimie opère ! Il vient créer automatiquement un contraste équilibré et ultra méga efficace ! Un véritable anthem pour gangster, que ce soit le beat ou les lyrics ! Arguant son indépendance gagnée à la force de son flingue, des jeux et du deal, étalant sa détermination et sa témérité démesurée, le texte est un anthem sur mesure pour gangster, c’est clair ! En termes de « street credibility », on est UP’ les copains !

« My gun is talking to me like what we gone eat today ? »

- 02. Money in the Mattress (prod. by Harry Fraud)

Dès les premières notes on reconnait le style unique de Harry Fraud, aérien, frais, équilibré. Et bien sûr, l’inimitable gimmick nous indique de suite qu’on ne se trompe pas, on est bien face à « la musica de Harry Fraud », il n’y a pas d’erreurs ! Une boucle au synthé, et le tour est joué, en jouant justement sur les degrés d’intonation de sa boucle, Harry Fraud fait du Harry Fraud et on adore. Avec un style très volatile, le beat est ici aussi très efficace et on ne peut que admettre qu’on est face à un banger de qualité.

Par ailleurs, concernant le titre du track, « Money in the Matress », il faut noter, pour les puristes, qu’ici El Camino fait un clin d’œil à un autre énorme banger sorti sur « Le Royaume du Sauvage » du beat maker Observe Since 98’ en 2020. Banger qu’il partage avec Jamel Honesty et Juga-Naut, intitulé « Money in the bag », sur un magnifique sample d’une chanson de chansonnier français du XXeme à la Charles Trenet. Une pure merveille. Ainsi, El Camino ne s’est pas ennuyé, entre temps, on apprend que la money est passée du bag au matress, on avance, c’est rassurant !!! On est encore dans l’univers très street, hustler de El Camino, ce fameux style que je nomme « griseldesque », qui recoupe à la fois la tension et la crasse de la rue et le strass et les paillettes du luxe qui va avec l’argent de la « réussite » issu de la rue, ce contraste entre le jour et la nuit, l’obscure et le lumineux, le bien et le mal… 

Philosophiquement, ce style « griseldesque » est très aristotélicien, très « grec antique » : selon Aristote, tout, dans la Nature, est polarisation, opposition, dichotomie : le bien et le mal, la nuit et le jour, le blanc et le noir… Or, pour lui, l’homme doit user de son intelligence pour appréhender la Nature et survivre. C’est ce qui différencie l’homme de l’animal, et c’est grâce à son intelligence que l’homme peut lutter contre son animalité, instinctive et brutale.  Et il est très intéressant de noter que justement, ce que met en avant Griselda, c’est justement une forme de retour à l’animalité, d’apologie de cette violence extrême et brutale de la Nature, personnifiée chez eux par leur univers très street, on pourrait même parler ici de jungle urbaine !  Par ailleurs, en totale opposition avec l’idéal grec et occidental, «blanc», de la juste mesure et de la vertu (jusqu’au siècle des Lumières et aujourd’hui), c’est une sorte de libération, de prise d’indépendance vis-à-vis du paradigme occidental et… blanc, disons-le ! (Nous sommes aux USA !)

Car, en effet, vivre dans la street implique de s’en remettre à ses instincts, à son animalité, pour survivre et réussir. Et la street, du point de vue des USA, c’est le « terter » des « renois », suite à la ségrégation, c’est un peu tout ce que les blancs ont laissé aux noirs. Ainsi, ils se sont réappropriés la rue et ses codes, et donc en ont adapté les valeurs, celles mêlant licite et illicite, violence et « réussite », deal et entreprenariat… C’est exactement ce que symbolise ce contraste présent chez Griselda, cette opposition de nature entre la rue crasse et la brillante réussite, qui est la marque de fabrique de Griselda. Assumer ce paradoxe et l’ériger en fierté en en magnifiant les codes. C’est à la fois intelligent et noble, bien que, parfois, discutable ! Jouer sur les paradoxes, les contrastes et les oppositions de nature, on retrouve cela chez El Camino et c’est en ce sens qu’il est un excellent ambassadeur de Griselda et que son style est donc, griseldesque !

- 03. Trench Bap feat. Loveboat Luciano (prod. by ToneyBoi)

Le 3eme track de l’EP est le 3eme banger du projet, point ! Le flow et la voix de El Camino viennent donner une certaine dimension au beat qui offre toute sa valeur à ce morceau. En effet, le beat de Toney Boi aussi excellent qu’il soit, reste somme toute, assez banal et minimaliste, et c’est définitivement l’intonation donnée par El Camino à son texte qui pousse « Trench Bap » au rang de banger. Le feat avec Loveboat Luciano passe tout seul, bien que ce dernier ait décider de prendre la même intonation que Camino juste avant. De ce fait, il nous prive d’un contraste vocal qui aurait certainement pu amener le morceau encore plus loin. Mais vu que El Camino marche sur l’eau (« walking on the water », tu l’as ?!?), ça passe, crème !

- 04. New Hope feat. Jay Worthy (prod. Harry Fraud)

Avec une boucle de chœur de chorale, un accord de guitare simple et très « Beach Boys » californien, agrémentés d’une note simple à la guitare électrique pour donner de la profondeur à sa compo’, Harry Fraud signe ici une production aux accents planants, détendus et ensoleillés, qui apporte une note de fraicheur non négligeable au projet. Bien que les sons des samples semblent provenir de diverses musiques d’ascenseurs et de salles d’attente, ce track est aussi surprenant que réussi. Il procure une forme de satisfaction indicible… El Camino invite Jay Worthy à le rejoindre, et leurs deux voix se complètent d’une très belle manière, ça a de la gueule. Avec son intonation nonchalante à la limite de l’insolence, dans un style vocal proche de celui de Boldy James, Jay Worthy apporte de la matière, de la complémentarité et de la contenance supplémentaire à ce morceau. 

- 05. Target (prod. by Camoflauge Monk)

Première production sur le projet signée du grand et unique Camouflauge Monk, « Target » vise en plein milieu de la cible et nous ramène dans une atmosphère étouffante, stressante. Une boucle simple et angoissante au piano, un charley, une ligne de basse ronde, et l’ambiance devient Grimey ! Un morceau pesant, lourd, ténébreux. Encore une fois, et comme souvent dans leurs collaborations, le beat de Camo’ pose un décor adapté aux lyrics de El Camino, leur complémentarité est bluffante et tellement qualitative. Ce piano inquiétant exprime à merveille le sentiment d’être une cible, une « Target ». Excellent.

- 06. Envy feat. King Ralph (prod. by Chris Ruben)

Le beat proposé par Chris Ruben est particulièrement réussi aussi. Je vous avais prévenu que ce projet était bourré de bangers tous meilleurs les uns que les autres. « Envy » fait partie des meilleurs morceaux de l’EP, soyons clair. Sur une boucle… d’accordéon, et une boîte à rythme bien lourde, le morceau est efficace et marche très bien. Un sentiment de tristesse et de mélancholie se dégage de cette sorte de ballade pour gangster, encore un anthem à la rue ! El Camino invite ici King Ralph, qui est aussi un artiste prolifique et prometteur à suivre de près. Un refrain chanté en total accord avec le rythme posé du morceau, on n’est pas déçu du voyage… La morale de ce track ? On peut faire du Boom Bap très Grimey avec de l’accordéon !!!

- 07. Sex and Murder feat. Nellé (prod. by Camoflauge Monk)

En parlant de voyage, sur « Sex and Murder », Camouflauge Monk est de nouveau à la prod’ et il nous fait littéralement décoller. Sur un rythme posé, une boucle de synthé et des notes épurées de basse aux cordes pincées, on est dans les nuages. El Camino fait magistralement usage de sa voix aigüe en feat avec Nellé, dont la voix féminine et envoutante donne une note très brumeuse, écumée et gazeuse au morceau. « Sex and Murder » agit telle une transition vers l’Au-delà. L’énergie et les émotions qui se dégagent de ce morceau se fondent dans celles du précédent et opèrent une progression supplémentaire dans l’évolution du projet, lui donnant une dimension d’autant plus cohérente. 

- 08. Ghost Dini (prod. by Boodeini)

BOOOOOOM ! Attention danger, gros groooos banger en vue ! « Ghost Dini », c’est « prends ta claque et va te recoucher mon petit ! », quelle énergie dans cette prod’, et encore une fois, la voix et le flow de El Camino viennent valoriser et magnifier le tout. À la fois incisif et nerveux, ce morceau est lui aussi totalement griseldesque !!!! Le beat est Grimey comme pas possible, bien crasseux et inquiétant, dirty as fuck !!! Une ode à « la mentale » et aux valeurs de la rue, El Camino affirme définitivement sa place de fidèle représentant de la rue, on est encore ici très « UP », en termes de « street credibility » !

- 09. Soul Brother (prod. by ToneyBoi)

ElCamino termine son EP en apothéose, en nous montrant toute l’étendue de sa palette vocale. Dans un style emprunté à la Motown, il pousse la voix dans un style Soul aussi remarquable qu’impressionnant. Cet homme à une voix et il sait s’en servir, il sait nous surprendre et nous impressionner, par la qualité de ses textes et de sa voix. Cette conclusion sur une note légère, chantée, est particulièrement bien vue. El Camino nous fait doucement atterrir sur le plancher des vaches, car depuis 9 tracks, c’est bien dans l’espace qu’on était. Lorsque « Soul Brother » se termine, on n’a qu’une hâte, c’est de Pull Up l’EP pour le réécouter encore et encore.  

Très sincèrement, depuis un mois, c’est des dizaines de fois que j’ai écouté cet album. Ce n’est pas par sa profondeur poétique qu’il m’a personnellement saisi, mais plutôt par l’étendue, mais aussi le niveau de technicité et de créativité musicale de tout le projet. Un concentré de bangers comme on en voit rarement, un album qui restera, pour moi, parmi les plus marquants de l’année ! Cet EP, dans son intégralité, est un véritable concentré d’hymnes à la rue et ses travers. En un mot, Griseldesque !!!

El Camino et Prodigy (R.I.P)

Rédigé par The Ranking Sarazin