Hip Hop Sans Frontières

[Chronique ]Le 3ème Œil – Renaissance

01. Le 3ème Œil – Renaissance
02. Le 3ème Œil – Adieu la galère (feat. Alonzo)
03. Le 3ème Œil – Mémoire (feat. Géraldine Lapalus)
04. Le 3ème Œil – Vue sur la mer
05. Le 3ème Œil – Interlude (feat. Relo & René Maleville)
06. Le 3ème Œil – À ce qui paraît
07. Le 3ème Œil – Pour tous (feat. Rohff)
08. Le 3ème Œil – Voyou
09. Le 3ème Œil – Billy
10. Le 3ème Œil – Interlude (feat. Relo & Alban Ivanov)
11. Le 3ème Œil & Demi Portion – Tourner
12. Le 3ème Œil – Y’en a plus (feat. Soprano)
13. Le 3ème Œil & Naps – Hymne à la racaille 2.0 (feat. Sofiane, Timal & Lino)
14. Le 3ème Œil – On est là
15. Le 3ème Œil – J’oublie pas (feat. Sat)
16. Le 3ème Œil – Braquage à la Marseillaise (feat. Jul)
17. Le 3ème Œil – Trop de Haine (feat. La Fouine)
18. Le 3ème Œil – Balle dans le dos (feat. R.E.D.K. & Davodka)
19. Le 3ème Œil – Ciment et Firmament (feat. Ali)
20. Le 3ème Œil – Dans la Zone

Localisation : Marseille, France

Année : 2023

Peut-on parler d'un retour ?

La question mérite d’être posée. Le groupe se compose de deux rappeurs : Boss One et Mombi Jo Popo ainsi que Dj Ralph et Dj Bomb. Dans les années 90, le rap marseillais inaugure une « nouvelle école » avec IAM et la Fonky Family comme pionniers. Ils ouvrent ainsi la voie à une pléthore de groupes et de rappeurs de la cité phocéenne. Le 3ème Œil emboîte le pas, le groupe a beaucoup collaboré avec ses aînés et attendait patiemment son tour. La véritable consécration nationale apparaît la toute première fois avec l’invitation de Luc Besson sur la B.O. de Taxi. Film mythique pour le cinéma français, leur morceau « La Vie De Rêve » est un succès instantané. À partir de là, tous les auditeurs de rap attendaient la suite. Une mixtape voit le jour en 1998 réunissant les apparitions du groupe réalisé jusqu’à présent. Le saint Graal est atteint en février 1999 avec la sortie de leur album, désormais classique du rap hexagonale « Hier, Aujourd’hui, Demain ». Rohff, Le Venin, Disiz La Peste, la Fonky Family Sont venus leur prêter main-forte. Le rap marseillais compte parmi ses rangs de nouveaux héros. Un peu moins ambitieux, mais peut être plus varié et plus ouvert, l’album « Avec Le Cœur Ou Rien » sort en 2002. Dj Soon (Carré Rouge / Don’t Sleep DJ’s) les rejoint pour la conception de cet album. Le groupe est ensuite passé sous les radars. On compte une « Anthologie Mixtape » en 2009, une compilation « Les 20 Ans » en 2017 et un maxi « Soldat » en 2021. Plus récemment, on les a entendus sur « Le Classico Organisé » de Jul ou « Game Of Crown » de Crown (Grim Reaperz).

20 ans plus tard et toujours au niveau

C’est donc deux décennies plus tard qu’ils nous gratifient de nouveau d’un album studio. L’album sort officiellement le 25 novembre 2022 via les labels Creepy Music et Otaké Productions. Il comporte alors 15 titres. Quelques mois plus tard, suit une réédition comme il devient coutume de nos jours, elle comporte 5 nouveaux titres. 3 d’entre eux sont totalement inédits, car deux étaient présents sur la version vinyle. Le groupe n’a pas lésiné sur les moyens en consacrant une grosse promotion à l’album comme l’illustrent les clips. On trouve également, beaucoup d’invités. Le premier single et feat par ordre d’apparition répond au nom d’Alonzo, l’un des leaders des Psy 4 De La Rime. Il se charge du refrain, il le réalise très bien, les automatismes n’ont pas bougé. Le message est clair, le groupe des années ’90 peut aisément rapper sur des prods actuels. Mieux que de s’adapter, il pulvérise tout sur son passage. La production est signée L’Adjoint, beatmaker marseillais qui a produit pour Soso Maness, Sofiane, Saké, Ladea, R.E.D.KMino, Kalash L’Afro, Kofs

Qu’on aime ou pas Jul (qu’on retrouve en featuring sur l’album), il a réalisé un coup de maître avec « Classico Organisé ». Cela a créé un engouement autour du rap marseillais et certains rappeurs sont sorties de leur « retraite ». Beaucoup de marseillais ont su profiter de cet élan. D’autres n’ont pas attendus la compilation pour le faire, mais encore faut-il assurer derrière ! Et quand on porte un si lourd héritage avec soi, on est attendu au tournant. Soprano, le leader des Psy 4 fait également une belle prestation sur « Y en a plus ». Le titre est produit par Djaresma, il connaît bien le marseillais car il a produit : les albums « Du Phoenix Aux Étoiles » et « L’Everest ». Rien que ça. Dans ce titre, ils rendent d’ailleurs hommage à leurs illustres prédécesseurs « Ce n’est plus l’Art de la Rue, mais l’Art du nombre de vues » . Rohff est encore une fois aux côtés de ses confrères comoriens via le titre « Pour Tous ». La magie opère, comme si rien n’avait changé. Un autre feat qu’on n’avait pas pu venir, c’est celui avec La Fouine. Le morceau « Trop De Haine » est dans l’ère de ce qui se fait actuellement, les deux générations tapent là où ça fait mal. Enfin le dernier gros featuring qui fait office de single, de banger et remonte aux sources, c’est évidemment « Hymne à la racaille 2.0 ». Alors, je vous vois venir, et pour ceux qui n’ont pas la référence ou vont sortir les paroles hors de leur contexte… « Racaille » ici, ne veut pas dire mauvais garçon, voyou, bandit ou autre. Il a plutôt le sens de « hustler » ou « débrouillard », c’est à dire quelqu’un qui part de rien (souvent dans la cité) et qui arrive non pas à survivre, mais à vivre convenablement. La plupart utiliseront le mot « réussir » que je trouve trop subjectif, du moment ou vous gagnez de l’argent, n’avez pas de patron, vivez une vie décente, évitez les problèmes avec la justice… Sans vivre « La Vie De Rêve », considérez-vous comme une « racaille ». Comme toujours, pour comprendre le présent, il faut connaître le passé. Les cités, ghettos et tout ce qui s’y rapportent sont nés après la Seconde Guerre mondiale :

Dès 1959, on parlait à leur sujet d’univers concentrationnaires. Plusieurs articles sont sortis à cette époque, et se demandaient ce qu’on était en train de construire. Cela choquait énormément. On parlait de casernes ou de cages à lapins. Puis les spécialistes du logement se sont rendus compte qu’on était en train d’établir une ségrégation à plusieurs niveaux : géographique, parce que les ensembles sont construits à l’extérieur des villes, là où le terrain coûte moins cher ; sociale, parce qu’on les réserve aux plus pauvres, alors que la classe moyenne va aller dans des pavillons ; puis démographique parce qu’on attribue les HLM aux familles avec enfants. Ainsi, la moitié des habitants sont des enfants, pour lesquels il n’y a rien à part les écoles – et encore, pas toujours puisque dans 20% des cités il n’y avait aucune école. Il n’y a aussi aucun loisir. Donc très vite, ces enfants grandissent, s’ennuient et commencent à faire des bêtises.

Propos recueilli par Pierre Longeray pour Vice. C’est partout pareil dans le monde, on a des prisons à ciel ouvert, n’en déplaise à certains. C’est un échec social qui mettra encore trop de temps à se corriger. Pour revenir au titre, le 3ème Œil se charge seulement du refrain, leur travail étant déjà fait, c’est l’héritage qui en parlera le mieux. Même si on ne parle que d’artistes confirmés et installés dans le paysage français depuis des lustres ! Fianso ouvre la marche, Timal et Naps emboîtent le pas et le légendaire Lino, termine en beauté. K.O. technique.

Pour l'amour du rap

Toujours dans les featurings, les classiques et la nostalgie. Quelle joie de retrouver Sat l’Artificier, membre légendaire de la Fonky Family ! Lucci, le Lillois qui signe la plupart des prods de l’album frappe juste encore une fois. Le titre débute sur un pont de Jo Popo avant que l’artificier ne pose ses premières mesures a capella, la batterie le rejoint en route et il enchaîne non-stop jusqu’au refrain. On revient 20 ans en arrière, énorme comme à son habitude. Il a toujours su tirer son épingle du jeu sur des feats et des refrains. C’est ensuite au tour de Boss One de nous divulguer son savoir à travers son expérience de vie, notamment celle d’avoir frôlé les sommets en côtoyant le succès. Tout ce qu’on aime. Enfin, le dernier feat, un peu moins étonnant, car ils étaient présents au Demi Festival à Sète, c’est évidemment celui avec Demi Portion. Surement un bonheur incomparable pour le rappeur héraultais qui admire tant les légendes de l’âge d’or. Lui, qui leur rend souvent hommage, associe sa vibe à celle du crew marseillais. Une telle collaboration ne peut que renvoyer de la qualité. Il n’y a pas qu’un croisement de générations et de la nostalgie, il y a de l’actualité et du story-telling bien relaté.

Le titre « Mémoire » qui traite de l’immigration et de tous les problèmes que rencontrent les étrangers en France. Loin des contes de fées que peuvent raconter les médias, d’extrêmes droites ou les grands médias. L’histoire racontée par les livres de l’éducation nationale a été écrite par les colons, ne l’oublions pas. Dans un autre registre, on trouve également « À ce qui paraît » qui devrait parler à pas mal de jeunes d’aujourd’hui. « Dans la zone », est également très bien écrit et interprété, la réalité nous rattrape toujours, les anciens savent mieux. On trouve également des ambiances différentes avec « Vue sur la mer » ou « On est là« .

Et que dire du dernier morceau ? La dernière merveille « Ciment et firmament » avec Ali (45 Scientific). L’un des rappeurs les plus sous-cotés du rap français, disons-le. Les connaissances et la sagesse qui émanent à chaque fois qu’il bouge les lèvres… C’est incalculable. C’est Bruce Lee dans le Frelon Vert, on ne le voit pas souvent, mais on s’en souvient toujours. Il incarne la sagesse à l’image de Popa Wu (R.I.P), ce n’est plus un couplet, c’est une ode. Mombi et Jo Popo se partagent le second couplet, ils s’élèvent à son niveau, l’énergie positive attire ce qui la complète. Le titre pourrait s’arrêter à un combat entre le bien et le mal, celui qu’on à l’intérieur. On a tous en nous un côté masculin/féminin, positif/négatif, noir/blanc… Impossible de trouver une meilleure conclusion, et la punchline parfaite est que cela résonne parfaitement avec le titre de l’album « Renaissance ».

Résultat, on ne veut plus attendre 20 ans pour un nouvel album… Mais on attendra quand même. Comment remettre de l’ordre dans la fourmilière, concilier toutes les générations et rapper comme si on avait ça dans le sang ? Il faut s’appeler Le 3ème Œil. Il est dur de s’insérer (de nouveau) dans le circuit du rap actuel, ils n’ont même pas eu besoin de faire les tours d’essai pour partir en pole position. On sent un profond respect de tous les protagonistes engagés, ils ne se sont pas spécialement appuyés sur leur glorieux passé. Ils ont les yeux rivés vers l’avenir et se construisent une nouvelle autoroute. Ils sortent aisément de leur zone de confort, quasiment aucun faux pas, ce n’est vraiment pas donné à tout le monde. J’ai l’impression d’écouter le groupe qui a bercé mon enfance, sauf que je suis père de famille. Et même quand il s’agit de kicker auprès de Davodka ou R.E.D.K., ils sont à la hauteur, pourtant, on a deux des meilleurs kickeurs en France. Le public a répondu présent et c’est amplement mérité, ce n’est pas à quoi le hip hop est sensé ressemblé, c’est ce qu’il est supposé être !

Chronique rédigé par Fathis