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[Chronique] Lucio Bukowski et Mani Deïz - Chardons Bleus

1 – Caol Ila
2 – Grande vie
3 – Chardons Bleus
4 – Energie Noire
5 – Ange Exterminateur
6 – Lune Bleue
7 – Monde Libre, Pt. 2 (feat. OZ et Mysa)
8 – Confused Travolta
9 – Summer Hit
10 – Dernier jardin

Localisation : Lyon / Paris

Année : 2024

Lucio Bukowski, le plaisir de l'écriture

Cet artiste, qui vient de dépasser les 40 ans, est originaire de Lyon et il est actif depuis au moins 15 ans. Il enchaîne tellement de projets qu’on pourrait penser qu’il vient de la Bay Area ou du Dirty South. Il est auteur d’au moins une cinquantaine de projet ! Incroyable et rarement vu en France. Je compte également ses projets instrumentaux, car en plus de rapper, il est également beatmaker. Ce qui ne l’empêche pas de collaborer régulièrement avec des beatmakers sur un projet complet. Il a également écrit plusieurs livres notamment aux éditions Les Gens du Blâme. C’est comme on peut le voir, un artiste complet, à part entière et original. Il écrit souvent et peut le faire très rapidement, se relit sans changer beaucoup de choses. On comprend rapidement qu’il ne vise ni un succès commercial ni à prostituer son art, ni son talent. C’est un poète avec un flow, il rappe, parfois on se perd tant c’est subtil mais il nous fait nous creuser les méninges. D’ailleurs, il dira lui-même qu’il écrivait des poèmes et des nouvelles vers ses 15-16 ans. Enfin, son nom est inspiré d’un poète et écrivain américain : Henry Charles Bukowski. Bien qu’il soit un artiste solo, il fait également du collectif lyonnais nommé L’Animalerie. On y retrouve Oster Lapwass, Kacem Wapalek, Robse, Anton Serra, Eddy Woogy… Cet album marque la 4ème collaboration sur un projet officiel avec Mani Deïz.

Mani Deïz, un génie sans prétention

J’aime beaucoup sa biographie sur son site officiel, je vous la partage :

"En quelques mots je suis un décorateur de silence autodidacte, j’ai démarré la musique fin du dernier millénaire en bidouillant sur mon ordinateur avec un logiciel complètement crevé, il faut le dire. Puis j’ai continué la musique par intermittence pendant une dizaine d’années et je me suis mis sur les réseaux sociaux en 2011 afin de faire découvrir mon travail.

[...]

J’ai sorti depuis 2011 plus d’une vingtaine d’album que ce soit en solo ou en commun avec d’autres artistes. Depuis l’été 2017 je recherche d’autres sonorités que la boucle traditionnelle de deux ou quatre mesures… J’essaye d’experimenter, je vais chercher plus loin. Mon album trip hop « Infinity -1 » est le début de ma mutation. J’essaye.
"

Aussi talentueux que modeste, il faut savoir qu’il rappe également. Et il le fait très bien d’ailleurs, on devrait l’entendre plus souvent selon moi. L’autre point important est qu’il fait partie du collectif de beatmakers Kids Of Crackling avec Fef’, Rakma, Cristo, Metronom, Itam et Nizi. Il faut bien avouer que c’est devenu une signature sans bavure dans le milieu du rap français, à chaque fois qu’on entend le gimmick ou on lit leur nom, c’est validé. C’est plus qu’un collectif d’ailleurs, ils ont créé un label. Le point commun avec Lucio, c’est qu’il est hyper productif, talentueux et préfère rester dans l’ombre. Son dernier projet d’envergure « All Star Game » est un double CD où l’on retrouve : Flynt, Limsa d’Aulnay, Ol Zico, Sheryo, Paco, Swift Guad, Joe Luccaz, Sameer Ahmad, Le Gouffre, Souffrance, Senti, Ritzo, Nefaste, Seyté, Char, Les 10’, Aketo, Ul’team Atom, Vîrus, Cholo, Mysa, Diverset, Oz… Il a des connexions inimaginables et un beat adapté pour chacun des artistes. Un crack.

Chardons Bleus

Les jardiniers, les fleuristes, herboristes et autres vont vite trouver une signification dans ce titre. Pour les autres, sachez que chardon bleu désigne une fleur qu’on cultive en Europe. D’ailleurs, le dernier titre « Dernier jardin » est une prouesse lyrical. Lucio a écrit le morceau en faisant que des références à la botanique. Il n’a plus rien à prouver, mais on prend, quand c’est aussi beau, on ne s’en prive pas. J’en ai sélectionné quelques-unes qui sont très puissantes :

Le Petit Prince a vieilli, son terrain vague racheté
Par des promoteurs qui piétinent la rose sans l’arracher

Ils peuvent te jeter des fleurs, ils y ont mis des écrous
Des girofles et des clous, finissent par couper des cous
Finissent par compter les coups, moi, j’voulais dompter les doutes
Et faire pousser des tulipes, eux, ils crient : "Coupez les toutes"

Laissé mes empreintes digitales sur des pensées dissidentes
Perdu patience, leur liberté n’est qu’un pollen irritant

C’est assurément le morceau le mieux réussi de l’album. Cette musique ferme très bien l’album et la prod est parfaitement adapté.

Plus généralement, on est donc sur le quatrième album commun entre ces deux artistes français. Ce qui est également peu courant étant donné qu’en France, bien que les collaborations se multiplient depuis quelques années, on ne peut pas dire que c’est très courant. On retrouve 10 titres, dont une piste instrumental « Lune bleu » et deux featurings : Oz et Mysa sur « Monde libre Pt.2 ». Titre qui deviendra assurément un hit par la suite en commençant par un beat fait avec une voix pitchée et qui laisse beaucoup de place aux artistes. 4 couplets tranchants, pas de refrain, du kickage et des textes intelligents. D’ailleurs, c’est le seul titre où Mani kick et il fait fort ! En parallèle, ce n’est pas le seul titre qui ne possède pas de refrain. Maintenant, que vous voyez un peu comment fonctionne Lucio, on peut aisément dire qu’il est unique dans le domaine. Les refrains qu’il réalise sur le projet sont dans la continuité de ses couplets et viennent casser un rythme qui peut paraître  parfois trop compliqué à cerner. Mais, pour cela, il aime également répéter certaines phrases ou certains mots pour appuyer ses propos. Ce qui crée également une variété dans ses couplets sur un plan purement musical.

Donc les refrains se démarquent principalement par la variation dans le beat et le flow de Lucio. Il n’est pas question ici de créer une phrase ou une phase qu’on répète indéfiniment ou qui reste en tête sans raison. Lucio est un écrivain, un poète des temps modernes, il va de soi de prendre ses œuvres comme un tout, toutes les phrases ont leur importance. Et c’est aussi là où le travail de Mani Deïz est essentiel, car il réussit aisément à nous embarquer dans leur monde. Certains beatmakers peuvent parfois se lancer dans une sorte de compétition avec le Mc en repoussant sans cesse les limites de la musique. À savoir, intégrer des instruments, les retirer, créer des effets… Au point qu’on peut passer à côté de la performance du rappeur ou focaliser seulement sur une boucle. Ces deux cracks virtuoses vont tellement de pair qu’on a du mal à les imaginer autrement. Sur « Ange exterminateur », on a droit à un storytelling qui correspond assez particulier.

Il use d’énormément de figures de style dans ses textes comme des rejets et des contre-rejets. Il commence par exemple une phrase et la termine sur la ligne d’après. Allitération et assonance sont également monnaie courante ou encore de parallélisme, figure qui consiste à créer deux phrases similaires en termes de longueur/syllabes. Il est également très habile dans le name-dropping, pratique qui consiste à citer des noms de personnes célèbres ou non. The Game le faisait également sur « The Documentary », mais on avait plus l’impression que c’était pour remplir son carnet de rimes que pour l’art. S’il y avait une école de rap et un diplôme à la clé, il validerait tous les modules haut la main. L’album est arrivé discrètement comme une plante sauvage qui pousse à l’écart, mais se fait aisément remarquer pour ses couleurs, sa singularité dans le paysage et son odeur inhabituelle. L’ultime point fort est qu’il permet de découvrir deux artistes hors norme dans l’hexagone et que le tout s’écoute et se réécoute avec toujours autant d’attention. Et il faut croire qu’ils ont vraiment trouvé les parfaits ingrédients pour toujours nous proposer un projet qui allie nouveauté et qualité. Le rap, c’est de la poésie avec un flow sur une composition musicale de qualité. Messieurs, merci de nous le rappeler.

"Allumettes, alcool à brûler, torchon synthétique
Amulette, atoll à brûler, atome syncrétique"

"On a grandi dans des caldeiras, plus proche de Gabin que de Kad Merad

Loin des centres-villes et des bords de mer, près d'la résine et des jobs de merde"

"Pour niquer l'empire, Sankara n'avait pas d'costard

Pour écrire l'histoire, les maîtres n'utilisent pas d'Posca"

Rédigé par Fathis