HipHop sans frontières

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[Chronique ] Your Old Droog – Yodney Dangerfield EP

01.The Unknown Comic (Prod. By Wino Willy)
02. The Hand Of YOD (Prod. By J-Es)
03. 50K Or Brunch (Prod. By Nicholas Craven)
04. The Man On The Moon (Prod. By Jonwayne)
05. The Simpsons (Prod. By Wino Willy)
06. The Tonight Show (Prod. By Lee Scott)
07. Triple Lindy (Prod. By Wino Willy & Sadhugold)


Localisation : New York


Année : 2022

Your Old Droog, un artiste atypique. Présentation :

Your Old Droog, le très fin lyriciste et emcee américain de New York d’origine juive ashkénaze d’Ukraine nous gratifie encore d’un nouvel EP, 7 pistes de grande qualité. C’est le 4eme projet qu’il sort cette année, et de loin le plus abouti et le plus réussi à tout point de vue, et c’est ce que je me propose de vous démontrer aujourd’hui.

Bien que son album Yod Wave, sorti en début d’année avec le beatmaker québécois Nicholas Craven soit lui aussi une véritable perle, on est là face à quelque chose de fondamentalement nouveau, frais, cet album s’inscrit dans une dimension originale qui mérite qu’on se penche dessus. Nouveau en quel sens ? Comme on va le voir, le projet est véritablement structuré comme un One Man Show…

YOD a construit sa notoriété en collaborant avec de grandes pointures du Rap Game underground, anciens comme actuels, tels que MF Doom – RIP DUMILE- (« BDE » ft avec Mach-Hommy, « Dropout boogie » prod Edan), Billy Woods, ou encore dernièrement Madlib. Mais il travaille surtout depuis longtemps avec l’équipe Dump Gawd, Tha God Fahim et Mach-Hommy, deux grands acteurs du renouveau du rap underground indépendant de ces dernières années aux États-Unis, et il constitue la troisième branche de cette sainte Trinité qu’est le concept de Dump Gawd… Mais aussi avec Nicholas Craven, pour ne citer qu’eux. On touche donc bien ici à la crème de la crème ! Avec YOD, le décor est planté, no time to jock !

D’ailleurs, l’anecdote de ses débuts est assez rigolote et emblématique du personnage mystérieux et comique qu’il va se construire par la suite. A ses débuts, sa voix si spécifique, légèrement caverneuse avec le nez comme presque « bouché » ou enrhumé, créée le buzz, à tel point que des rumeurs naissent dans le « tout New York » du rap underground. Mais qui est derrière cette voix ? Ne serait-ce pas Nas qui se serait créé un alias, comme Madlib a su le faire avec Quasimoto (YESSIR !) ?!?

Les spéculations vont bon train durant quelques mois, mais il n’en était rien. YOD est Your Old Droog, et il ne ressemble à personne d’autre avec sa voix unique, reconnaissable parmi cent autres, ses lyrics acerbes et humoristiques, et son refus de se prendre au sérieux. Imaginez vous la gueule des colporteurs de rumeurs quand ils ont découvert sa tronche de blanc ukrainien juif ashkénaze… Priceless !!!!

Parce que ce qui caractérise aussi YOD, c’est son rapport privilégié à ses origines juives ukrainiennes, et cela se sent autant dans ses lyrics que dans les beats qu’il sélectionne. Cela donne une couleur très spécifique à son univers, et ça donne lieu à de magnifiques surprises, de supers morceaux, la découverte de contrées jamais, ou très peu, explorées dans le hip hop …
Cela va d’ailleurs mener à un diss entre lui et Crimeapple, sur lequel on reviendra dans la dernière partie de la chronique, le tour d’horizon de l’EP, car il y consacre une réponse bien affutée avec le banger « 50k or Brunch ». Crimeapple 1, Yod 1, balle au centre !

Les origines sont importantes pour YOD comme je disais, son album Dump YOD : Krutoy Edition sorti fin 2020, par exemple, regorge de beats samplant musique juive ashkénaze et musique traditionnelle russe/ukrainienne. Magnifique ! Et c’est donc en ce sens que l’artiste a pleinement sa place dans les colonnes de Hip Hop sans Frontières, car en termes de frontières, s’il y en a bien un qui passe outre et les explose, c’est bien lui !

D’ailleurs, en dépit du conflit actuel, il ne faut pas oublier que la culture « Russe » telle que nous la connaissons, est née au sein des frontières mêmes de l’Ukraine, aux alentours de l’an 1000 ! Et plus précisément à Kiev, l’actuelle capitale ukrainienne ! Ce qui explique d’ailleurs en partie les raisons des velléités d’un Poutine expansionniste rêvant de grande Russie à l’ancienne… Ces deux peuples interagissent donc depuis toujours, et sont, de ce fait, plus que frères !

Sur le track « Malchischka Krutoy » d’ailleurs, YOD va plus loin et pose carrément dans sa langue maternelle, en ukrainien, et ça a de la gueule. Une version de vinyles a même été pressée aux couleurs du drapeau ukrainien. On se surprendrait presque à danser la Kalinka en jetant des verres de vodka vides par-dessus l’épaule !

II/ Yodney Dangerfield : présentation de L’EP

Mais revenons-en à son dernier opus, Yodney Dangerfield. Il s’agit de son 7eme EP, le 3eme de l’année pour être précis. Le projet est particulièrement réussi, il est même trop court ! Cet EP rend avant tout hommage au célèbre acteur Rodney Dangerfield et aux mythes de la télévision américaine, YOD fait références à des symboles majeurs de cette culture. A noter que Rodney avait déjà eu l’honneur d’un album de Rap à son effigie, il a sa petite place dans la culture rap !

Mais c’est surtout un projet construit comme un One Man Show ! Et c’est là que le concept prend toute sa pertinence. YOD ose quelque chose de nouveau ! Le titre du projet d’abord, «Yodney Dangerfield », en hommage à Rodney, qui reste un très grand et très célèbre acteur comique, stand-upeur d’outre Atlantique… Plusieurs titres de chansons sont de véritables clins d’œil à de grands moments ou à de grands programmes phares télévisuels : « Man on the Moon », « The Simpson» …

Mais c’est aussi un EP sur lequel il n’hésite pas à jouer de l’auto-dérision, en faisant le « Doofy » (le teubé), exactement comme le faisait Dangerfield, qui n’est autre qu’un des pères du stand up américain moderne. Mais Yod sort aussi la sulfateuse, en bon stand-upeur, et en profite pour remettre à leur place deux trois personnes : Crimeapple comme on va le voir plus en détail, mais aussi Alec Baldwin, avec un humour plus que noir et caustique, avec cette punch-line «  Props don’t work well everytime « , « les accessoires ne marchent pas toujours comme on le voudrait », la vanne est bien sale, bien piquante, affutée…

Il en va de même avec Sting ! Lorsqu’il sort « No pub like I sampled Sting », «Pas de pub comme si j’avais samplé Sting », le lien avec la carotte monumentale prise par Juice World sur son track « Lucia Dreams », sur lequel il avait samplé Sting et sur lequel ce dernier ne s’est pas gêné de réclamer (et prendre !) 85% des Royalties… Disons que le Monsieur n’est pas très reconnu pour son altruisme, derrière son image poliss(c)ée (ok, je sors !) !!! Bref, il défonce tout son petit monde comme tout bon acteur de stand up qui se respecte et qui a des skuds à lâcher et des comptes à régler !

Et l’analogie avec Rodney Dangerfield va encore plus loin, car tout comme lui, l’acteur était d’origine juive d’Europe de l’Est, Ashkénaze hongrois plus précisément. Yod va ainsi totalement s’identifier à lui le temps d’un EP très réussi, Yodney Dangerfield est une usine à bangers. Mais il rend aussi ainsi hommage à toute cette lignée de comiques d’origine juive qui ont percé aux États Unis et qui ont largement contribué à l’émergence du Stand-Up : Lenny Bruce, Jacky Mason, Ben Stiller, Bob Einstein…

Ainsi, YOD va faire un parallèle entre eux deux, jusque dans la réussite d’un Rodney, qui, comme lui, est parti de rien. Le rêve américain n’est pas loin, entre parenthèses… En effet, lorsque dans le track « Triple Lindy » il sort « Rappers bore us with war stories About jumping off the porch, I’ain’t have no porch to jump off to », (« Les rappeurs nous bassinent avec des histoires de guerre quand il s’agit pour eux de sauter du porche, mais je n’ai même pas de porche duquel sauter. » ) l’analogie en ce sens est claire.
« Jump off the porch », ou « Sauter de son porche », c’est une expression familière dans le rap, c’est se sortir de sa condition difficile de « struggling and smuggling », de « galère et de deal » des quartiers chauds des USA… Et là, Yod, par son pragmatisme, s’en prend à ceux qui s’inventent une vie dans leurs chansons, mais lui, il n’avait même pas de porche d’où sauter, la misère était réelle. A qui est réservé ce skud ? Aucune idée…

Mais l’analogie est encore plus profonde que cela : le « triple lindy » du titre du track… Beh il n’est pas là pour rien lui non plus… Il s’agit d’une référence au film principal de Rodney Dangerfield, « Back to school ». Et donc, dans une des scènes du film, lors d’un saut irréalisable, « le triple lyndi », le héros, Dangerfield, le réalise et permet ainsi à son équipe de réussir à se hisser à la 1ere place d’un concours universitaire de plongeons… Le triple lyndi y est donc le symbole de la réussite de Dangerfield dans le film, de sa libération et de sa reconnaissance face au monde, et puis dans l’idée de saut, il y a l’idée de l’élévation, vers la lumière, la réussite, la sagesse.

J’vous fait pas un dessin… L’analogie est claire et subtile, poétique et cinématique, mais sans être élitiste, on reste dans le domaine populaire, YOD n’oublie pas d’où il vient, ni ne s’invente une vie ou se donne un genre qui n’est pas le sien … Sa façon à lui d’avoir jump off the porch, c’est en faisant un « triple lyndi », et le résultat, c’est sa réussite, qu’il évalue de la même trempe que celle de Rodney Dangerfield… Et ce lien avec la scène du film, rendons ce qui est à César à César, on le doit à l’excellente analyse de Professor Skies sur sa chaine YouTube, en tant que fin connaisseur de Dangerfield et de hip hop ! Un gros S / O à ce prof de français américain amoureux du hip hop, dont j’ai déjà parlé dans mes articles et dont je vous conseille à nouveau vivement de suivre la chaine ! (si vous êtes bilingue anglais…)

En effet, comme Dangerfield, YOD est parti de rien et petit à petit s’est fait un nom dans le milieu, et on ne peut que lui souhaiter la même réussite qu’à Rodney. En effet, toujours dans « Triple Lyndi », il enchaîne sur cette punchline fatale : « I used to share a bed with my grand mother, steel dollars out of her purse Now they pay me per verse And it’s perverse » (« J’avais l’habitude de partager un lit avec ma grand-mère, à peine quelques pièces d’acier dans sa bourse et maintenant ils me paient pour voir pour des vers et ça c’est pervers »). En termes de références, ce morceau est une véritable mine, il méritait donc bien qu’on s’arrête un moment dessus.

III/ Tour d'horizon de l'EP

Au-delà de la dimension poétique, humoristique et caustique du texte délivré par YOD sur « Triple Lyndi », c’est aussi le beat de Sadhugold qui donne toute sa valeur au morceau, et qui vient admirablement clôturer le projet. Toujours aussi halluciné, déstructuré et conceptuel dans ses prods, Sadhu régale ! Le texte, sorte d’égo trip, joue sur les mots, entre concurrence renvoyée dans ses cordes, ses racines (The Roots), en hommage aussi à Black Thought et le légendaire groupe The Roots.

Le premier track de l’EP, « The unknown Comic », est aussi très bon, un boom bap abstrait, jazzy à souhait, la batterie étant bien mise en avant, le jeu de charley est très bon et donne toute sa consistance au morceau. Le titre fait référence à l’humoriste Murray Langston, il apparaissait à la TV avec un sac en papier sur la tête, et YOD fait de cette image un symbole de la contre-culture.
Et donc, comme sur chacun de ses projets, Your Old Droog porte une attention particulière à la sélection de ses beats, on retrouve de très grandes pointures du beatmaking underground sur Yodney Dangergield, tels que Nicholas Craven, Sadhugold ou encore JohnWayne.

Et John mérite qu’on s’arrête dessus, tellement il me parait encore beaucoup trop underrated comme artiste. Un véritable OVNI de la scène alternative californienne, sorte de Dude à la Big Lebowsky, en sandales short, tignasse et barbe longue… Mais surtout un génie de la musique, il sait tout faire, du beat au chant, il fait tout lui-même. Ce qui est assez rare pour être dit ! Du monsieur, je vous conseille vivement sa série de mixtapes Coca-cola et Malboro, ses mixtapes « From the Vaults » et aussi l’autre excellente mixtape encore full hand made « Wayniac Mondays », une sacrée réussite.

Son univers possède des tons MF Doomesques, autant dans le personnage, les beats que les lyrics. Grand critique de la société de consommation, luttant contre une addiction à l’alcool et une dépression, son univers est très séduisant, alternatif et conceptuel. À découvrir de toute urgence !
Et YOD ne s’y est pas trompé, il signe avec lui le track « The man on the moon », une des meilleures chansons du projet ! Avec un sample de voix et un autre violon, la recette fonctionne, ambiance années 60 assurée ! Un vrai bijou ! Chanson en référence aux premiers pas de Armstrong sur la Lune, qui fut le programme TV le plus regardé au monde, et qui fut diffusé en direct dans le monde entier.


A retenir aussi « The tonight show », la prod de Lee Scott est funky à souhait, on retrouve cette ambiance funk jazz, avec cette présence particulière du jeu de la basse, et présente dans tous les Night-shows télévisés américains, avec un band en live, comme The Roots chez Jimmy Fallon. Et on connait l’importance de ce type de programme dans le cœur des américains… Et combien ils se sont bien exportés !

Pourquoi vous pourriez ne pas aimer ?

On aime aussi beaucoup « 50k or Brunch », le fameux track du diss avec Crimeapple, mais c’est surtout le beat composé par Nicholas Craven qui fait qu’on le retient parmi les meilleurs du projet. Encore une fois, la collaboration est totalement réussie, avec un beat soulful : un couplet de guitare amplifiée, une boucle de voix féminine légère, c’est subtil et très bien fait. Cela est aussi du au fait que Craven est un grand amateur de no-beat, et donc la boîte à rythme reste discrète, et cela contribue à cette subtilité.

D’ailleurs « 50k or brunch » enchaîne ensuite avec le fameux track en collaboration avec John Wayne, « The man on the moon », et quel enchaînement parfait, les beat se confondent l’un dans l’autre, on passe de subtilité en subtilité. Particulièrement réussi.
Mais « 50K or Brunch », c’est aussi la réponse ce YOD à Crimeapple comme je vous le disais plus haut !
En effet, l’origine de ce diss vient d’une critique de Crime à l’égard de YOD et de sa supposée prise de conscience identitaire récente. Sa fierté juive ukrainienne serait un moyen et non une fin en soi pour Crimeapple. Et c’est bien triste…

Car ce dernier fait lui aussi partie de ces artistes fiers de leurs origines, qui transpirent à travers chaque pores de sa musique et qui en fait toute l’originalité, au même titre que pour YOD. Le track 50k  est donc un diss à peine dissimulé en réponse à l’attaque initiale du rappeur d’origine mexicaine.

Certaines répliques (en particulier celle sur les contes de queues de bœuf : « f**k your origin story … ain’t nobody wanna hear bout your oxtails« ) le dénigrent clairement, tout ça car Crime a tendance à dire qu’il mangeait beaucoup de soupe de queue de bœuf (« owtails ») quand il était enfant, contrairement à ce qu’il peut manger maintenant. Il répond à la pique que lui avait envoyé Crime dans son morceau « Talcum Jamal Warner« , où il se moque de Yod en disant :

"Avant que je fasse mon coming out, tu étais américain en public, maintenant ces gars se précipitent (en anglais « rushing » = jeu de mots entre rushing et russian, prononcé comme « russian ») pour entrer en contact avec leurs ethnies et j'adore ça".

YOD ne laisse donc rien passer !!!

Pourquoi on a aimé ?

Parce-que YOD propose un projet complet : lyrics, beats, références, tout y est, et YOD fait du YOD comme on l’aime chez Hip Hop sans Frontières ! Parce que le projet est jazzy, cohérent et fendard : chaque chanson se fond dans la suivante et cela montre le sérieux et l’exigence de l’artiste lorsqu’il s’agit de travailler sur un projet. Et enfin, parce que sur les 4 projets sortis depuis début 2022, « Yodney Dangerfield » me semble être tout simplement le meilleur, car pour tout amateur de YOD, rien n’est à jeter…

Certains beats sont très conceptuels, de ce fait, il n’y a pas de demie mesure, soit on aime, soit on n’aime pas ! On est sur un projet assez posé, parfois déstructuré, ce n’est pas donc un album dansant. C’est un album qui s’écoute avec attention, il est donc plus cérébral qu’instinctif. Par ailleurs, les divers hommages à la culture de la télévision américaine peut aussi moins séduire car elles peuvent échapper aux non-américains. C’est d’ailleurs pour cela que cette chronique a vu le jour, et bien qu’on se rende compte qu’une grande partie des références sont certes initialement américaines, elles se sont quand même exportées majoritairement partout dans le monde, donc pas si étrangères que cela… Mondialisation, globalisation oblige !

Et avant de se quitter, manière de vous faire saliver et faire monter la température : sachez que YOD a collaboré, le mois dernier, avec Madlib, oui oui, Madlib. Ils ont sorti ensemble le son « The Return of Sasquatch », du nom d’une sorte de Big Foot version américaine, qui figurera normalement sur le futur projet de YOD, Yodfather, à sortir très prochainement … Ça promet, on a hâte !!!

Chronique rédigé par Ranking Sarazin