Sagopa Kajmer est né à Samsun, une grande ville située sur la mer noire dans le centre nord de la Turquie. C’est une métropole qui avoisine les 1,5 million d’habitants. Il passera 19 ans dans cette ville et officiera dans des radios en tant que DJ. En 1997, il a 19 ans et déménage à Istanbul, la plus grande ville du pays. Il y étudie entre autres l’histoire et la langue perse et y démarre sa carrière de rappeur. Il se fait d’abord appeler Silahsız Kuvvet (la force sans armes) et fonde le groupe Kuvvetmira avec Ceza, Sahtiyan, Fuat et Dr. Fuchs. Le groupe s’est séparé par la suite, mais tous les artistes ont connu un succès national et international pour certains. Ceza est par exemple en feat sur « Worldwide Choppers » de Tech N9ne, titre qui réunit les rappeurs les plus rapides du monde dont : Twista, Busta Rhymes, D-Loc ou encore Yelawolf.
C’est en 2002 qu’il change de nom pour adopter le nom qu’il porte aujourd’hui. Il publiera d’ailleurs un album qui porte son nom. Bien qu’il sera à ce moment-là déjà un beatmaker, il continuera de produire sous le nom de DJ Mic Check avant de l’abandonner également. Il est en plus d’un excellent DJ et rappeur, un très grand producteur, au-delà du beatmaker à proprement parler. Il a grandement contribué au succès international de la plus grande rappeuse turque : Kolera. Elle avait une carrière avant de le connaître, mais leur association fut sans précédent et il est dur de passer à côté. Ces deux-là ont fini par se marier et leur union a duré 11 ans ! C’était bien au-delà de la musique que l’alchimie fonctionnait.
On leur doit un classique du rap turc. Oui, l’amour crée des miracles et pousse au paroxysme les qualités de chaque personne. Ensemble, ils vont également créer une classique du Hip Hop turc, leur label Melankolia Müzik. On ne peut plus explicite comme nom, et Sagopa est connu justement pour créer des musiques sombres, tristes, mélancoliques et envoûtantes. En 2006, il publie une compilation « Kafile » où il produit tout et fait intervenir plein d’artistes dont : Abluka Alarm, Zet, Raffine, Savaş Tancuay…
On le retrouve sur beaucoup d’autres projets en tant que DJ, rappeur, beatmaker… Il est rapidement devenu une figure incontournable sur la scène nationale. En 2004, c’est la véritable explosion pour lui en produisant la B.O. du film G.O.R.A avec Ozan Çolakoğlu et d’autres artistes turcs. Cette prouesse pousse le grand public et les auditeurs de tout bord à s’intéresser de près à sa musique et son style. Il participera ensuite à d’autres compilations d’envergures et qui lui assureront également une renommée, on peut citer « Made In Turkey 2 – The World Of Turkish Grooves », « Turkish Rhythm Night »… Il est toujours actif aujourd’hui, mais semble être bien plus concentré sur ses propres projets.
Son nom semble avoir pour origine première une pyramide d’Égypte. Je le cite :
"Il s'agit d'une ancienne pyramide en Égypte... et celui qui la cherche est Kajmer. Ainsi, celui qui essaie de chercher quelque chose ou de le résoudre essaie de trouver ses Sagopa comme Kajmer... celui qui résout ses problèmes.
"Un scientifique faisant des recherches dans les pyramides en Égypte... toute la coordination à l'intérieur est écrite en hiéroglyphes, et il perd la vie pendant ses recherches. Les scientifiques qui l'ont suivi ont découvert que l'homme qui avait initialement trouvé la pyramide, comme ils l'ont lu sur le papyrus, c'était un homme nommé Kajmer qui avait découvert la pyramide de Sagopa. J'ai lu cet article pendant mes années d'études."Sagopa Kajmer Tweet
En 2015, il dira également que Kajmer signifie enfant troublé. L’origine et la signification de son nom nous apportent quelques pistes. Mais allons plus loin !
Il a également porté d’autres pseudonymes qu’il s’est officiellement attribué ou non comme le font certains artistes. Parmi eux :
Il a dit dans une interview que tous ces pseudos font partie du passé et qu’il ne souhaite plus qu’on les utilise ou qu’on parle de lui en ces noms.
Intéressons-nous maintenant à son style musical. Comme indiqué plus haut, le label qu’il a fondé se nomme « Melankolia Müzik » qui a naturellement un penchant pour la musique mélancolique. Et c’est clairement ce qui ressort en premier quand on écoute ses musiques. Il illustre ceci parfaitement bien sur l’album « Med Cezir » de Ceza en 2002. C’est le premier album qu’il produit entièrement pour un artiste tiers. Le titre éponyme et qui sera également la première piste de l’album figure est l’un des beats les plus connus de Sagopa. D’ailleurs, les titres les plus réussis sont ceux qui possèdent les instruments mélancoliques par défaut : piano/violon. On est encore dans cette époque où ce sont ces instruments qui sont le plus en vue. La différence est qu’il fait également appel à des instruments turcs et orientaux dans les samples.
Néanmoins, celle qui saura le mieux utiliser ses prods et s’adapter à son style n’est autre que son ex-femme : Kolera. La pochette en dit déjà long, on y voit une sorcière au premier plan avec une fille qui semble perdue au milieu de l’image, perdue dans le corps de la sorcière. L’image est très sombre, elle fait écho à l’égarement dans les ténèbres, mais pas au malin. L’un des meilleurs titres de la rappeuse et qui figure sur cet album en guise d’introduction se nomme « Matine Aralar ». Mariant le style de ces deux artistes comme jamais, la prod démarre doucement avec des cordes de violon pour poser le décor jusqu’au sample d’une voix qui résonne avec le désespoir, l’appel à l’aide. Kolera y propose un flow élégant et puissant, alliant chant et rap, une pure merveille. Le premier album solo de cet ex couple porte également la même signature sur la pochette. Pas de couleur cette fois, un homme (?) qu’on aperçoit au fond en train de monter les escaliers, une femme qui redescend le couloir en étant proche de la fenêtre. Un rideau baissé où est écrit le nom de l’album « Ikimizi Anlatan Birşey… » (quelque chose qui nous décrit tous les deux…). On reste dans le même monde. On pourrait toutes les faire, celles de Sagopa sont également dans le même ton, souvent dessiné à la main, pure et authentique.
Sagopa dépeint sa vie en général dans ses morceaux. Il parle de ses amours, forcément un peu d’égo-trip et de la vie et ses enjeux. Sagopa est musulman pratiquant, il fait ainsi des références à l’Islam, mais ce n’est pas du tout son fonds de commerce. Il est de nature très pessimiste et le rappelle dans ses textes, ce qui explique également son style. Il est un multi-terrain, car il peut s’adapter à n’importe quel artiste. Étant donné qu’il peut autant chanter que rapper, il n’a aucun mal à se positionner. Pareil pour le beatmaking où il utilise autant des samples que des instruments virtuels qu’on nomme VST. Paradoxalement, il dira dans une interview qu’il aime ce côté « crasseux » dans sa musique, c’est ce qui permet de se plonger dans sa musique.
Il y a un projet particulier dans sa discographie nommé « Saykodelik EP » qui est sorti en 2009. Il fait appel à un orchestre musical et il dédiera cet EP à l’anniversaire de sa femme. Tous les titres lui font son éloge et on la retrouve également sur un titre. Il a fait ses propres scratchs et les arrangements musicaux pour obtenir un excellent projet.
Sagopa fait appel à énormément de musiciens dans ses projets. C’est une réelle particularité et un réel plus qu’il met à profit. Il collabore avec des rappeurs turcs et étrangers, mais généralement, ce sont les chanteurs qui partagent l’affiche dans ses musiques. L’exemple le plus parlant est son cousin Go-Khan avec qu’ils vont publier l’EP en commun « Yunus » en 2020. Une pièce maîtresse de sa discographie. On peut également noter ces collaborations à titre posthume avec le légendaire chanteur turc Ahmet Kaya. Il mélange systématiquement le rap à la musique traditionnelle turc ou anatolienne. L’Anatolie dans son ensemble historique englobe l’Arménie et toute la diaspora kurde. Ce qui constitue un vaste héritage culturel et musical, bien qu’aujourd’hui, elle désigne le territoire turc dans sa quasi-totalité.
La force principale de sa musique réside donc dans cet habile équilibre entre : musique authentique/traditionnelle, rap et chant. De tous les artistes turcs que j’ai écoutés (plusieurs dizaines faciles), c’est celui qui retranscrit le mieux la musique turque à travers le rap. Et c’est justement ce qu’on attend d’un artiste international.
J’ai un grand ami qui est photographe, et je lui dis toujours que c’est une excellente voie artistique. L’image n’a pas besoin de s’expliquer ou d’être traduite à première vue pour être comprise. Tout le monde peut y faire sa propre interprétation. Sagopa Kajmer fait la même chose avec sa musique, il a une capacité à faire passer des émotions, des sentiments et une énergie incroyable à travers sa musique. Sauf qu’il faut un minimum y être sensible et ouvert d’esprit pour espérer y puiser une quelconque euphorie. Il a su briser ce tabou de la langue et transcender les frontières et le tout en parlant de sa vie et de son vécu, car l’égo-trip est toujours présent dans le rap, rappelons le. Ce sont tous ces instruments qu’on n’entend pas souvent dans le rap conventionnel que j’aime entendre : l’accordéon, le ney, la lyre, les différents luths… On trouve une concentration d’instruments à vent et à cordes pincées assez importante dans sa musique.
Et il innove souvent en ajoutant par exemple des riffs de guitare électrique sur des refrains qu’il fait chanter ou des samples pitchées. En Turquie et dans le monde turc, il a fait ses preuves depuis belles lurettes. Il faut savoir que la langue turque est parlée par plus de 250 millions de personnes via des pays comme l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, les Ouïgours au Xinjiang en Chine, au Kirghizistan, Kazakhstan… Ce qui permet d’avoir des millions de fans à travers le monde notamment en Europe et en Asie. Comme je sais que les gens aiment les comparaisons, deux autres qu’on peut faire, c’est avec Big K.R.I.T ; pour le coté beatmaker/rap/chant et musicalité ; l’autre, c’est avec Kno des CunninLynguists pour l’incorporation des samples complets qui vont constituer tout un refrain par exemple.
Véritable ovni dans le ciel étoilé du rap turc, il n’a pas inventé ce dernier, mais l’a grandement fait évoluer et populariser. Il est impensable de parler de rap turc sans mentionner Sagopa. S’il fallait évoquer les albums les plus marquants, je dirais : « Tek », « Bendeki Sen », « Sarkastik », « Yunus » et « Romantizma ». Il y en a trop pour tout résumer, donc une playlist Spotify vous est également proposé pour voir l’œuvre complète dans la mesure des disponibilités.
Je mets un terme à ce dossier qui aura déjà de quoi largement attiser votre curiosité. Accessoirement, il peut vous conduire au rap turc. Tout comme le monde actuel, il ne peut y avoir qu’un courant dominant ou deux pôles à savoir le rap Fr et le rap US. Le principal atout de la musique sur le plan psychologique, c’est qu’elle permet de se remémorer un moment précis ou d’enregistrer une scène particulière dans notre tête. Elle peut marquer un temps, une époque, des hommes, des femmes… J’espère qu’elle vous touchera autant qu’elle m’a touché.
Juste une dernière précision importante, Kolera, étant divorcé de Sagopa Kajmer, a quitté le label. Sagopa est donc le seul artiste actuel signé sur Melankolia Müzik, il a revu le catalogue en ligne. En effet, il a supprimé les passages de son ex-femme sur certains titres et a retiré des albums en commun au profit de la version instrumentale. Il est pour le moment impossible d’imaginer une nouvelle collaboration artistique entre eux deux. La rappeuse continue son chemin de son côté à un rythme beaucoup moins soutenu que son ex-mari. Néanmoins, il ne semble pas exister d’animosité entre eux bien qu’ils ne souhaitent pas évoquer le sujet.
Albums studio :
Collaborations et compilations :