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Eminem - 5 Années incontournables [Partie 2]

L’album Slim Shady LP (1999) a dépassé toutes les attentes placées en lui. Personne ne s’attendait à ce que cet album se vende par millions. Mais le plus étonnant, c’est ce qui restait à venir. En France, le raz-de-marée fut moins important, bien qu’il a su convertir nombre de néophytes, et puis, il faut dire qu’il y avait tellement de classiques dans le rap à cette époque, qu’on ne le prenait pas au sérieux… Jusqu’au 16 mai 2000, quand apparaît sur les ondes le mythique single « The Real Slim Shady », qui, à la base, ne devait pas réellement en être un ! Ce dernier va l’installer confortablement dans les top charts européens. Au Royaume-Uni, en Suisse, en Roumanie, en Irlande, au Danemark, en Belgique, en France, en Autriche, en Allemagne, en Suède… Le succès est partout, le clip est en rotation continue sur MTV et d’autres chaînes musicales en vogue à l’époque. Le clip a reçu beaucoup de récompenses à sa sortie : entre son originalité et ses provocations incessantes envers d’autres personnalités, il est devenu immédiatement un incontournable. Précisons tout de même que c’est surtout pour sa qualité musicale que le titre est encore joué et apprécié aujourd’hui avant tout, bien au-delà de ce qu’il a pu susciter à sa sortie. Pour preuve, on peut s’appuyer en particulier sur le troisième couplet, plus sérieux que les deux précédents, plus propre et plus technique, il ne fait pas dans la dentelle, c’est tout simplement du grand art. C’est l’une des premières fois qu’on se rend vraiment compte de son talent via un single grand public.

Il y a plusieurs histoires sur le titre « The Real Slim Shady », la plus crédible raconte que le premier single pour promouvoir l’album devait initialement être « The Way I Am ». L’album était quasiment terminé et il fallait fournir un single à Interscope Records, son label principal, dont la particularité est de laisser les artistes prendre leurs propres décisions, en laissant aux producteurs et à leur équipe une totale liberté. Et quand on voit les résultats, on peut dire que c’est une stratégie payante. Apparait alors le fameux « The Way I Am », mais le single ne convenait pas au label, qui voulait quelque chose de plus commercial… Ce que dénoncera Eminem lui-même dans ce titre. Il est alors reparti travailler en studio avec un bassiste et un claviste, leur demandant de jouer de la musique jusqu’à ce qu’il trouve une boucle intéressante pour composer un véritable single. La star de Detroit fini par entendre des notes qui lui plaisent, il donne alors des précisions techniques aux producteurs et fait venir le maestro Dr. Dre en studio pour avoir son avis et finaliser enfin, la commande du label. Soit, un single bien plus commercial que ce qu’il avait imaginé au préalable. Au final, tout ce beau monde arrive à s’accorder sur ce futur hit et le beat du titre « The Real Slim Shady » est alors créé. Em’ écrit ensuite rapidement le texte et ils décident d’en faire le single de l’album de Marshall Mathers LP. Certains artistes ne peuvent créer un tel titre durant une carrière entière, pour lui, c’est presque « une Face B ».

Pour revenir rapidement sur « The Way I Am », qui définit Eminem dans tous les sens du terme (comme l’indique clairement le titre), il ne faut jamais oublier une chose : il est très technique. Il le dira lui-même à plusieurs reprises, les gens oublient trop souvent son coté technique au détriment de sa couleur de peau, son style, ses paroles controversées, ses gimmicks… Et c’est là qu’il est très fort, car il faut aller plus loin que la « simple écoute » pour comprendre cela.

The Way I Am

Puisque je viens de l’évoquer, parlons en plus en détail, tant cette musique est intéressante. C’est le second single officiel de l’album, et l’impact commercial fut moins considérable, mais la musique est devenue un véritable classique. Elle revêt également un statut spécial pour lui, car c’est la première fois qu’il conçoit lui-même un beat. Et quel beat me direz-vous, c’est l’un, voire le meilleur de sa carrière ! L’inspiration lui est venue alors qu’il prenait l’avion pour Los Angeles, il avait le rythme en tête, il s’est ensuite empressé de le composer. Le piano est très sombre, il semble provenir des entrailles de la terre, reflétant un côté très gothique, notamment avec les cloches d’église et une certaine amplification sur le refrain.

C’est un single bien plus sombre, bien plus propre au personnage et qui lui sied parfaitement. Mais la plus grande prouesse se situe au niveau de l’écriture du morceau, unique en son genre, et seul le génie qui animait Eminem à l’époque en était capable. Il a écrit la chanson en utilisant une figure de style très complexe nommée le tétramètre anapestique, elle est surtout utilisée dans la langue anglaise, initiée en premier lieu par les poètes grecs. Tétra est un mot grec qui signifie quatre, donc un vers de quatre pieds si on traduit le terme. En pratique, l’unité métrique contient deux syllabes non accentuées suivies d’une syllabe accentuée. C’est sur cette structure particulière qu’il a écrit les 3 couplets.

Voici un exemple :

"I sit back with this pack of Zig-Zag's and this bag
Of this weed, it gives me the shit needed to be
The most meanest MC on this, on this Earth
And since birth I've cursed with this curse to just curse
And just blurt this berserk and bizarre shit that works
And it sells and it helps in itself to relieve
All this tension, dispensin' these sentences
Gettin' this stress that's been eatin' me recently off
Of this chest and I rest again peacefully
But at least have the decency in you
To leave me alone, when you freaks see me out
In the streets when I'm eatin' or feedin' my daughter
To not come and speak to me
I don't know you, and no, I don't owe you a motherfuckin' thing
I'm not Mr. *NSYNC, I'm not what your friends think
I'm not Mr. Friendly, I can be a prick
If you tempt me, my tank is on empty
No patience is in me and if you offend me
I'm liftin' you ten feet in the air
I don't care who was there and who saw me just jaw you
Go call you a lawyer, file you a lawsuit
I'll smile in the courtroom and buy you a wardrobe
I'm tired of all you, I don't mean to be mean
But that's all I can be, it's just me"

C’est assez compliqué de se repérer, car c’est très complexe, entre la rage qu’il a dans les couplets, l’instru qui tape sans cesse et ses schémas de rimes extraordinaires…

J’ai mis en gras les rimes et les passages qui concernent la figure de style citée plus haut. Pour suivre ce schéma, Eminem a du par moments laisser un blanc ou mettre en écho sur les rimes pour se caler sur les temps. Donc les mini-pauses que vous entendez ne sont pas dues au fait qu’il reprenne son souffle, mais elles lui permettent plutôt de rester dans le rythme et dans la cadence qu’il s’est lui-même fixé. En musique, le silence est considéré comme une note à part entière, et, à ce niveau-là, ce n’est plus humain, c’est carrément une nouvelle façon de concevoir la musique. La concurrence n’existe pas pour lui, il est son seul concurrent, le but étant de se dépasser soi-même. J’ai illustré le premier couplet, mais si on veut vraiment simplifier, voici un extrait du dernier couplet :

"With an ACcent and GRAB on my BALLS so they ALways
Keep ASkin' the SAME fuckin' QUEStions
"

On voit clairement ici que toutes les 3 syllabes, il appuie la rime (voir la partie en gras). Encore une fois, je ne suis pas anglophone, mais la musique transcende clairement les frontières et les ressentis. Ce sont des faits établis, les rimes sont intouchables, preuve en est, il n’a plus jamais réitéré cet exploit, du moins, jamais aussi précisément.

Techniquement, c’est du jamais-vu, on est en 2000 et aucun rappeur n’a écrit sous ce format. C’est une démonstration technique qui peut être enseignée dans n’importe quel atelier d’écriture. Après, il faut avoir l’énergie et le flow pour la rapper ainsi. Beaucoup de rappeurs écrivent bien, mais ont du mal à rapper leurs textes correctement, se contentant de rester dans les temps. A contrario, d’autres rappeurs ne savent pas bien écrire, mais savent bien interpréter des textes. C’est un tampon dans l’Histoire du rap, qu’on se le dise, ce single marquera une ère, l’explosion sans contexte d’un rap technique, sensé et intergénérationnel. Le plus fou dans cette histoire, c’est qu’il n’a pas encore atteint son plus haut niveau en termes de technique. Le morceau raconte qu’il en a marre de toute la pression exercée par les fans et sa maison de disques, c’est ses propres choix et sa façon d’être. C’est un code qu’il a toujours su suivre dans sa carrière, indépendamment du succès qu’il a connu, et il dira plus tard qu’il regrette presque ce « succès » tellement il est pesant.

On sent clairement qu’il a besoin d’évacuer, d’exprimer sa rage, on sent presque sa sueur à travers les enceintes, comme s’il donnait son dernier souffle au micro. Sans rentrer totalement dedans ou chercher à en comprendre les détails techniques, on est de suite conquis par le titre : sombre, mélodieux, rageur et puissant. Le clip illustre très bien le tout, et a d’ailleurs reçu de nombreuses critiques positives. Beaucoup le considèrent comme le meilleur morceau de sa carrière et/ou le plus technique. Il fait en effet partie des classiques du rappeur et on peut dire qu’il a mis tout le monde d’accord.

Dans le refrain, il a voulu faire un effet de tronçonneuse (il fait des références à cet outil et l’utilisera durant des concerts et des photos officiels) quand il le rappe. Il a donc placé minutieusement les premiers mots sur les notes de piano pour créer cet effet. Ce n’est pas évident à capter, mais maintenant que vous le savez, repassez vous la première phrase du refrain en écoutant la musique et vous verrez.

Stan

C’est cet Eminem là que j’ai apprécié et que j’ai placé au rang de GOAT. Hélas, il ne se maintiendra pas à ce niveau, du moins, pas sur la totalité de sa carrière. Passons à un autre single devenu rapidement un classique : Stan. Côté commercial, il atteint un succès incroyable car il finit platine en France avec 500 000 ventes. En Allemagne et en Australie, il cartonne également. Mieux encore, au Royaume-Uni, c’est 1,470,000 et 4,000,000 de singles vendus (Dido en featuring est d’origine anglaise, ce qui aide forcément) ! On ne parle pas de stream, inexistant à l’époque, mais bel et bien de CD physiques, imaginez le truc. Certes, les ventes viennent avec la promotion, la popularité, les rotations dans les médias et tout ce que cela engendre… Néanmoins, traiter d’un tel sujet dans une musique qui dure 6 minutes et 44 secondes et contenant quatre couplets, c’est inimaginable. La majorité des radios ont du découper le titre pour l’adapter, et, encore une fois, Shady casse les codes musicaux préalablement établis. Le nom « Stan » est d’ailleurs resté pour désigner les fans d’Eminem ou un fan hardcore en général.

Le titre se compose de 3 couplets où le rappeur est dans la peau de Stan. Il lui écrit une première lettre avec le sourire, et dans l’espoir que la star lui réponde. Dans la seconde lettre, il est un peu plus virulent et énervé de ne pas avoir de réponse. Dans le dernier couplet, il décide de s’enregistrer avec un magnétophone pour lui envoyer directement la cassette audio, car il semble ignorer ses lettres. Au final, Stan devient fou et, quand sa copine se rend compte qu’il a remplacé sa propre photo sur l’un des portraits du couple par celle de son idole (Eminem), elle craque. Ce qui donne un portrait du rappeur et de son fan au détriment de sa copine… Le fan n’apprécie pas la réaction de sa copine, alors il enferme le coffre de sa voiture et part vers la rivière pour se suicider, entrainant ainsi sa femme, innocente. Il imite son modèle qui avait également enfermé sa femme dans le coffre sur son titre « 97 Bonnie and Clyde ». C’est également une métaphore envoyée à Slim Shady pour lui dire « je vais me noyer et tu ne comptes pas me sauver ? ». Stan finira par regretter, car il devait avant tout envoyé sa cassette à la star de Detroit, or, il finit par se jeter à l’eau et n’aura donc pas eu le temps d’envoyer sa cassette destinée à la personne qu’il idéalise le plus au monde.

C’est uniquement dans le dernier couplet qu’Eminem prend la parole pour lui répondre. Il se met donc à écrire à Stan, en écrivant, il fait référence à ce couple qui s’est suicidé en se jetant d’un pont et fait le lien… C’était Stan. En effet, car dans le clip, on voit Em’ regardait la TV, et le journal télévisé évoque justement cet accident. Il réalise à la fin de la musique, que le couple qui vient de se suicider par noyade était en fait ce fan qu’il a involontairement négligé. Il finira avec un « damn » (merde), tout comme l’avait fait Nas sur « I Gave You Power » en 1996 sur l’album « It Was Written » un autre storytelling légendaire. Le titre s’inscrira dans la durée comme l’un des meilleurs storytelling de l’histoire du rap. Il prouve également qu’Eminem n’est pas qu’un rimeur hors pair, mais bien un artiste complet. En effet, une composante importante voire primordiale du rap est le storytelling, soit la capacité à raconter des histoires. Car le rap est avant tout un mouvement expressif, vocal, ou le seul instrument et moyen d’expression du rappeur/emcee est le texte. Oui, il est parfois facile d’écrire ou inventer des histoires, seulement, il faut leur donner du punch, les rendre dynamiques et attrayantes, sinon c’est ennuyant. Beaucoup de rappeurs en ont fait les frais, c’est à dire, avoir un beau texte, une belle histoire, mais trop ennuyant au micro pour aller jusqu’au bout et se projeter à travers la narration. Certains, au contraire, n’excellent pas dans la technique pure, mais sont de véritables conteurs d’histoires issues de faits réels ou purement fictives…

Le titre « Stan » sample « Thank You » de la chanteuse britannique Dido qui jouera également la copine enceinte de Stan dans le clip. Elle est créditée en featuring car elle avait donné son autorisation pour l’utilisation du sample. Chose qu’elle ne regrettera pas, car cela a contribué à booster sa carrière (bien qu’elle avait déjà connu un certain succès). C’est The 45 King qui a programmé le beat. On lui doit également d’autres titres comme « Hard Knock Life (Ghetto Anthem) » de Jay-Z ainsi que des crédits auprès de Ghostface Killah, Rakim, Mc Lyte, Queen Latifah, Gang Starr, Fatlip (The Pharcyde), Biz Markie… Sa mémoire continuera d’être honorée à travers son travail, alors qu’il nous a quitté en octobre 2023 à l’âge de 62 ans.

Quand j'ai entendu « ta photo sur mon mur », je me suis dit : «Yo, ça pourrait être à propos de quelqu'un qui me prend trop au sérieux». Je savais donc de quoi j'allais parler avant d'écrire. Souvent, lorsque j'écris des chansons, j'ai des visions pour tout ce que j'écris. C'était le cas pour cette chanson.

Le morceau est reconnu comme étant épistolaire, c’est-à-dire écrit via des lettres de correspondance. Cette musique vaudra beaucoup de nominations au rappeur, mais ne gagnera aucune récompense. Une autre version existe avec Elton John, elle est censurée contrairement à la version l’originale avec la chanteuse anglaise. La dernière chose à savoir sur ce hit, c’est qu’Eminem l’a écrit pour une raison un peu moins connue, mais importante. L’impact de son précédent album « The Slim Shady LP » a eu un tel effet sur ses fans que certains se demandaient si le rappeur était aussi barré dans la vraie vie ! Ce qui semble en avoir influencé quelques-uns, et certains ont écrit des lettres à leur rappeur préféré. Le titre « Stan » a donc répondu quelque part à tous ses fans un peu trop hardcore. En fait, personne, pas même ses producteurs ne s’attendaient à un tel succès critique et commercial en 1999. Rappelons également que, par la suite, il a rejoint, en tête d’affiche SVP, le « Up In Smoke Tour » aux cotés de Dr. Dre, Snoop Dogg & Ice Cube. Assurément l’une des plus grosses tournées de rap de l’histoire, elle s’est étendue du 15 juin au 20 aout 2000 aux États-Unis et au Canada. 44 concerts qui ont rendus des fans totalement hystériques et incontrôlables, un DVD disponible dans le monde entier est paru le 2 décembre 2000. Ce qui nous a permis à nous, pauvres européens laissés pour compte de se rendre compte de l’ampleur d’un véritable show américain quand on avait encore accès à rien. Les innombrables groupies qui montrent leur seins et autres gestes qui en choqueraient plus d’un aux cotés des vapeurs de fumée qui couvraient alors les objectifs de caméras d’une brume facilement perceptible.

Enfin, pour finir sur cette tournée, ajoutons quelques artistes qui ont participé dont : Nate Dogg, Kurupt, D12, MC Ren, Westside Connection, Mel-Man, Tha Eastsidaz, Doggy’s Angels, Devin The Dude, Warren G, TQ, The D.O.C., Thruth Hurts, The Twinz, Xzibit, Crucial Conflict, Chilldrin of da Ghetto, Hittman, DJ Crazy Toones, Six-Two, Ms. Toi, DJ Jam… Le DVD en question a quasiment fait un million de ventes à travers le monde, dont plus de 50% aux USA ! On peut imaginer l’ampleur du truc ! On avait Urban Peace au stade de France pour nous consoler. Enfin, pour enfoncer le couteau dans la plaie, un autre tour d’envergure était prévu vers 2016 (destiné à l’Europe) avec un sacré casting, dont Kendrick Lamar, Bishop Lamont, G-Unit, Eminem, Snoop Dogg, Dr. Dre, Jon Connor

Marshall Mathers LP, le meilleur album de l'histoire ?

Revenons à l’album que j’ai, pour ma part, longtemps considéré comme le second meilleur de l’histoire (Marshall Mathers LP). The Eminem Show est un cran au-dessus pour moi, néanmoins, avec le recul, j’hésite encore avec… Je sais que vous avez tous en tête les Enter The 36 Chambers, Chronic 2001, Doggystyle, All Eyez On Me, Ready To Die, Illmatic… Ce que je conçois totalement. Dans un premier temps, je vais m’intéresser à l’aspect purement musical, pourquoi ? Car, aujourd’hui encore, j’entends ce fameux argument « l’album/l’artiste a eu un impact sur le rap » ou « l’album en a influencé d’autres », etc… Ce à quoi je réponds que tout cela reste à prouver, il ne suffit pas de répéter ce que l’on entend. Le meilleur exemple est pour moi 2Pac, beaucoup de gens qui ne connaissent pas grand-chose au rap disent « 2Pac c’est le meilleur ». C’est comme si moi, qui aime le reggae mais qui n’y connais rien, je répétais naïvement que « Bob Marley c’est le meilleur ». À l’époque où je traînais sur des forums pour me faire ma culture rap, bien avant les réseaux sociaux, il y avait des gars un peu « relous » en mode « pourquoi, c’est le meilleur ? » Et qui demandait « pourquoi » à tout va. Avec le recul, je suis content de les avoir côtoyés, car ça m’a permis de développer des arguments et d’en attendre en retour pour enrichir le débat.

Il n’y a pas besoin d’utiliser des grands mots ou des termes techniques, juste de justifier par des faits au-delà de son avis personnel. Donc, pour en revenir à MMLP, sur le plan purement musical, il faut prendre en compte son nombre de pistes, qui est très important pour un album. Il en contient 18, normal pour l’époque et Slim a toujours fait des albums à rallonge. On lui ampute automatiquement l’intro et 3 skits, on tombe à 14 pistes dont la moitié dépasse les 5 minutes. Concrètement, aucun morceau n’est mauvais. Les moins bons et les moins marquants sont « Remember Me? » qui est vraiment en dessous du reste, et les performances de RBX & Sticky Fingaz (Onyx) ne sont pas assez convaincantes pour sauver le morceau. Disons-le clairement (une fois n’est pas coutume), Dr. Dre, Mel-Man et Mike Elizondo ont fourni une prod assez douteuse à Eminem. C’est réellement le seul titre que je ne peux pas écouter et qui fait chuter la note de l’album malgré son ambiance particulière.

Le second morceau, bien que meilleur mais également dispensable, est « Who Knew ». On prend la même équipe de production et on recommence ! Oui, mais cette fois, Eminem rappe les 3 couplets et propose un excellent refrain. Et c’est bien dommage, car il a vraiment un style et un aspect particulier ce refrain, il semble presque en décalage avec le reste du morceau. En effet, le beat qui compose le refrain comporte plus d’éléments et reste facilement identifiable, contrairement au beat principal (les couplets) qui est trop fade, trop famélique. Et dans le refrain, Em’ change de voix et de flow, il créé un effet qu’il maitrise bien, entre rap et chant… Ce qui suffit à presque sauver le titre, au final le beat est assez monotone, pas vraiment inspirant et le rappeur doit se débrouiller avec, on a l’impression qu’il n’était pas destiné à l’album tant il n’est pas au niveau du reste. Ce titre aurait pu également être le premier single si Interscope avait donné son accord, car c’était un souhait du rappeur et de son équipe, suite à quoi, est né The Real Slim Shady. Tant mieux. Comme quoi, il est toujours important d’être bien entouré.

Si on va jusqu’au bout, on peut pointer du doigt « Drug Ballad » qui est pourtant, très bien produit par F.B.T. et Eminem. C’est un morceau un peu spécial, car si on suit la tradition, la piste 13, c’est la « love song » dans ses albums (en général) et on y entend souvent une voix féminine. Ce titre d’après, les propos du rappeur, lors d’un entretien, fut écris en seulement 20 minutes, ce qui prouve quelque part le ton très léger sur ce titre et son incroyable talent. Il en ressort un excellent titre si on regarde bien, mais il ne se démarque pas spécialement dans sa discographie. Pour n’importe quel rappeur, on aurait un hit ou presque, mais pour notre Shady, on a seulement un « bon » morceau. Il ne fait pas vraiment baisser la note de l’album, mais disons qu’il n’est pas un classique indéniable comme les autres.

Le reste de l’album est intouchable. Le titre « Kim » reste assez particulier, car il passe beaucoup de temps à gueuler et jouer sur une ambiance malsaine, mais c’est le concept du titre qui veut cela. En fait, il simule une dispute avec son ex-femme et la tension qui règne entre eux. Ce titre fut écrit en 1998, juste après avoir écrit son premier album. Il n’était plus en couple avec elle et ne voulait pas écrire une simple chanson d’amour, il voulait quelque chose de poignant. Arrivé en studio, il a entendu le beat de F.B.T et a enregistré ses couplets en une seule prise, assez fou comme pari. Vu l’énergie déployée, c’est presque un exploit pour un rappeur, la performance se rapproche plus de celle d’un rockeur ou autre. Le point culminant du titre est le refrain chanté par le rappeur, on comprend qu’il est capable de tout et le rendu est absolument incroyable. Je n’ai jamais oublié ce refrain, simple et efficace, mais parfaitement interprété. Le titre a clairement été taillé pour lui. C’est l’un de ses refrains chantés les plus réussis, et accessoirement l’un des premiers qu’il a réalisé. Le titre, est d’ailleurs surtout bon pour cette maitrise du chant, d’une voix douce qui contraste à merveille avec la simulation de dispute qu’il interprète tout le long du titre. C’est comme le cri innocent d’un enfant qui chanterait le malheur de ses parents, une scène devant laquelle il se sent impuissant, sa voix lui permettant d’atteindre les cœurs à défaut des cerveaux. Encore une fois, il innove beaucoup à cette époque. GOAT. Ensuite, on atteint le summum, tout simplement.

On va donc reprendre l’album à partir de la piste 2, une référence dans le genre, elle se nomme « Kill You ». C’est une musique qui porte en elle beaucoup de responsabilités tant l’album est attendu ,et dû au fait que c’est le premier titre à écouter. À une époque, le CD n’était pas accessible à tout le monde, et quand tu écoutais via une cassette audio, fallait en général se taper toute la musique… Où alors t’avais le cas du disque rayé et les dernières pistes avaient du mal à être lues. Excluons la parenthèse, c’est surtout que quand tu lances un album, les premiers titres sont assez déterminants pour te mettre dedans.

"Je voulais commencer l'album avec cette chanson parce que tout le monde dans la presse se demandait « de quoi va-t-il parler ? Il n'est plus malheureux ». ... L'idée de cette chanson était de dire les conneries les plus tordues. Pour que les gens sachent que je suis de retour. Que je n'ai pas perdu la tête. Que je ne compromettais rien et que je n'avais pas changé. Au contraire, j'ai empiré."

Kill You / I'm Back

Dans les faits, le titre est dédié à Kim comme souvent et s’en prend à la gente féminine en général, notamment sa mère. Ses propos ont longtemps étaient mal interprétés, il n’est pas misogyne, évidemment, il voulait de nouveau choquer le monde et nous provoquer un peu. Le titre s’ouvre sur un couplet où il explique que sa mère qui est réellement folle, a voulu faire croire que c’est le père du rappeur qui est fou. Son père est parti quand il était encore jeune et sa mère lui parle de lui de la pire des façons, plus tard, il a compris qu’elle mentait. Toute la structure du morceau repose sur un pont ou un pré-refrain, ce qu’on n’entend pas vraiment dans le rap, des artistes comme 50 Cent ou Chamillionaire en feront un peu leur marque de fabrique quelques années plus tard. On y dénombre 3 couplets aussi bons les uns que les autres. Dans le contenu technique, c’est très puissant, le mot anglais « polyptoton » (qu’on traduit par « polyptote » désigne un schéma stylistique dans lequel des mots dérivés de la même racine sont répétés). Dans le pré-refrain, on le voit très bien avec le mot « beef » . Il y a beaucoup d’allitérations tout le long du morceau et des phrases à double sens. Par moment, il prononce un ou plusieurs mots d’une façon particulière qui donne presque un second sens au propos. Exemple dans le premier couplet, il prononce « volatile vicious » presque en disant ‘little bitches’. D’autres exemples sont à noter dans ce titre, le résultat est impressionnant. Il use également d’antanaclase, qui est une figure de style très proche de celle que je viens d’évoquer. C’est déjà un exploit de tenir trois couplets ainsi, mais encore, il faut avoir un flow incroyable pour les mettre en avant !

Dès le début, il est parfaitement calé sur la rythmique du morceau qui semble être taillée pour lui. Sample assez jazzy pioché chez l’artiste Jacques Loussier, et pour totalement être en phase avec le tempo, il ira jusqu’à chanter ou presque dans le refrain. Le beat conçu par Dr. Dre & Mel-Man possède une particularité notable, il est facilement reconnaissable, car la caisse claire est bien mise en valeur. De plus, le rythme marque une très légère pause entre les mesures, ce qui est assez inédit et déroutant. Pour accompagner le tout, on entend par moments, cette flûte synthétique si propre, au son dit « West Coast ». Le rappeur de Detroit détruit la rythmique comme personne. Preuve qu’il se balade facilement sur le titre, il modifie son flow par moments, se mettant à des moments dans la peau d’une autre personne, comme s’il imitait un détracteur. Le tout est parfaitement joué, car il garde le rythme et se positionne toujours parfaitement sur le beat. Comme il n’obéit à aucun code, il utilise beaucoup de bruits pour créer une ambiance, double sa voix, hurle sur certaines mesures et redescend toujours parfaitement pour assurer les transitions. C’est déroutant tellement c’est facile, le troisième couplet illustre bien le tout, c’est presque un bonbon pour enfant gâté, en somme, en un titre, il réunit plus de flows que certains rappeurs en une carrière. On est en 2000… Beaucoup de rappeurs ne peuvent pas poser sur ce beat aujourd’hui, clairement.

Pour se rendre encore plus compte de la justesse de sa performance, il faut voir une vidéo en live. Accompagné du regretté Proof, le meilleur backeur de rap, ils sont parfaitement synchros et délivrent un show complet avec un seul couplet. Le titre se prête diablement bien à la scène et ils ont su l’exploiter à fond. Preuve en est, 20 ans plus tard, il fait encore mouche en concert. Dans le top 20 de sa carrière et de loin. Sérieusement, je pense que dans la main d’un rappeur lambda, le titre aurait bidé tant il est particulier et dur à maîtriser.

Dr. Dre & Mel-Man étaient au top de leur forme, ils ont produit un autre hit « I’m Back » qui sera officiellement le quatrième et dernier single de l’album. Il n’a jamais bénéficié de clip, mais il y avait un passage important à la radio (Skyrock, i see you). Je note également la transition avec le titre précédent « Remember Me? » qui finit en disant ça justement et dans la seconde qui suit, on entend  « That’s why they call me Slim Shady, i’m back » précédé de « Remember Me? » du titre précédent… Il possède en fait 3 personnalités comme je l’ai déjà dit, ici, il embrasse pleinement la plus malsaine, Slim Shady, pour dire un tas de dingueries. Voyons déjà le coté technique totalement incroyable encore une fois, car à chaque titre, il propose un flow différent !

" I murder a rhyme, one word at a time
You never heard of a mind as perverted as mine"

Là, on a tout ! Il attaque le couplet avec une telle détermination qu’on est de suite dedans. Essayez juste de lire cette phrase en anglais et vous verrez les sons qu’elle produit. La traduction est anecdotique car elle perd de son sens musical, voyez plutôt :

« J’assassine la rime, un mot à la fois

Vous n’avez jamais entendu parler d’un esprit aussi pervers que le mien »

Et c’est réel, il assassine la rime, et c’est justement parce qu’il se crée cet alter-ego assez déjanté qu’il arrive à puiser dans son infinie imagination. Tout le long du couplet, il va alterner des flows comme il a l’habitude de faire, et va également créer des « chutes ». C’est-à-dire qu’il va maintenir un flow particulier qu’il va ensuite « laisser tomber » pour prendre une autre intonation ou parler directement à l’auditeur, tout en musique. Il joue également beaucoup sur la batterie dans ce morceau, par moments, il fait claquer la rime pile dessus, parfois, son flow colle la guitare pour donner plus de musicalité. Et un peu à la « The Way I Am » , il pousse parfois sur un mot en particulier, en début de phrase surtout pour se renouveler et faire reparti son flow. Particulièrement sur ce passage :

" I used to give a FUCK, now I could give a fuck less
What do I think of success?
IT SUCKS, too much press I'M STRESSED, too much cess, DEPRESSED, too upset
IT'S JUST too much mess ,I GUESS I must just blew up quick (Yes)

(Inutile que je relève les allitérations avec la lettre « S »). Le résultat est obtenu, car il a un contrôle du souffle (comme il aime le rappeler) assez inhumain et qu’il fait des phrases courtes. Il joue parfois de cet accent nasal qu’on lui a souvent reproché et il crée un son assez unique. Il le fait sur quasiment tout le titre, je ne vais pas tout détailler. Pour les 20 ans de l’album, il s’est exprimé sur ce titre et a dit que le second couplet de cet album… est son préféré. Sincèrement, je pense qu’il veut dire qu’il a eu du plaisir à l’écrire et le kicker, mais techniquement, ce n’est pas le meilleur de l’album. Alors pourquoi ce second couplet ?

Dans la construction, il est similaire au premier couplet, mais mieux écrit et encore plus explosif. Il y ajoute des légers scratchs et il y a une piste d’ambiance à partir du moment où il prononce « Ken Kaniff », on entend dans les backs la voix de ce personnage. Pour rappel, ce lugubre personnage est une invention d’Eminem pour ses « skits », ce Ken est un pédophile et un gay à la fois, il utilise dans ses albums pour passer des messages de façon sarcastique. Et quand on regarde bien, c’est cohérent, car il balance quelques saloperies ici. Il s’en prend (comme durant toute sa carrière) à Christopher Reeve, connu pour avoir incarné le rôle de Superman et devenu tétraplégique par la suite. Il meurt en 2004, ce qui n’empêchera pas le rappeur de s’en prendre encore à lui. La seule raison à cela, semble être le fait que l’acteur soit passé de Superman dans les films à une personne en situation d’handicap dans la vraie vie, c’est assez marrant et suffisant pour le personnage de Slim Shady. Néanmoins, ce couplet fera partie des meilleurs de sa carrière, par son originalité sur le flow et par sa structure inédite. Un internaute a souligné les rimes du couplet en question :

Le dernier couplet est rarement mis en lumière, donc je le fais, et c’est assez anecdotique comparé au reste. Il est très bon, mais bien en dessous des deux précédents, d’ailleurs, il parait plus long que les autres, mais ce n’est pas le cas quand on analyse les lignes. C’est presque le contraire, mais on sent de suite le manque de variations dans la performance. Il en fait comme souvent, certes, mais c’est moins visible. Reste que le titre est un classique absolu associant des génies de la musique à leur plus haut niveau. Je suis inspiré pour continuer, mais je me rends compte qu’il reste pas mal de morceaux à traiter, donc je coupe ce second article ici, et on se revoit pour un troisième article afin d’explorer le reste de l’album… Êtes-vous prêt(e)s ?

Rédigé par Fathis

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