La richesse du Hip Hop est avant tout sa diversité, et le cas de Sage Poet, cet artiste indé malawite, en est une parfaite illustration. En effet, cette hétérogénéité s’explique par l’influence à la fois culturelle, historique et politique des sociétés au sein desquelles nous évoluons, façonnant ainsi les différentes facettes d’un mouvement à la fois populaire et international.
Pour nous par exemple, public issu des sociétés occidentales modernes, la Culture et les Arts, comme le Hip Hop, et plus précisément le Rap et les messages qu’il délivre, sont des moyens d’expression libres qui nous paraissent aussi normaux qu’évidents… La fameuse liberté d’expression de l’artiste, le soutien financier de l’État, l’accès aux moyens de création ou même de diffusion, sont autant de réalités sans lesquelles le développement et le rayonnement de l’Art, mais aussi et surtout de ses acteurs, nous paraitraient difficilement viables. En bons héritiers du siècle des Lumières et de Mai 68, biberonnés aux Droits de l’Homme et à l’« l’État Providence », cet État qui « protège » par des politiques sociales pour tenter de réduire certaines injustices et inégalités, tout cela nous parait être la norme. Mais c’est loin d’être le cas partout et tout le temps ! Qu’on se retourne sur notre propre Histoire ou sur d’autres réalités de ce monde, et on se rendra vite compte de la fragilité, et donc de la sacralité et du privilège de telles conditions de vie et de création.
Or, l’intérêt avec un artiste comme Sage Poet, issu d’une culture si différente et éloignée de la notre, c’est de voir comment l’environnement façonne les manières de créer. Le rap étant un porte voix du peuple, un art de rue, il est évident que les conditions de vie de ses représentants, qui font eux-mêmes partie du peuple, contribuent à dessiner les contours de leur identité artistique mais aussi de la richesse des styles existants ! Car les particularismes culturels façonnent immanquablement les diverses formes d’Art. L’Art est une vitrine des sociétés au sein desquelles il prend vie et se déploie, il en est une émanation, une représentation, une forme d’expression, et il en traduit l’identité, l’ADN. Il est donc intéressant de voir comment, un peu partout dans le monde, les artistes s’adaptent au réel et s’approprient leurs racines et leur réalité pour contribuer à la richesse du paysage culturel et à la diversité du Hip Hop local, comme un Sage Poet au Malawi.
La polyvalence et la technicité de Sage Poet sont une conséquence directe de la situation de ce pays, car en étant livré à lui-même en tant qu’artiste, il a du s’adapter et déployer une multitude de solutions ingénieuses pour réussir à produire un son de qualité et diffuser sa musique. En effet, l’état du pays, que ce soient ses finances ou la question de la corruption, ne permet pas un soutien digne de ce nom, que ce soit vis-à-vis du peuple et de la société civile dans son ensemble que des artistes. Mais ces contraintes peuvent aussi créer des conditions fertiles pour la création, notamment grâce à la capacité d’adaptation et d’ingéniosité qu’elles impliquent. Autant de qualités poussant les artistes à se surpasser. En effet, cette situation peut être comparée à celle des précurseurs jamaïcains du style musical du dub, qui, dénués de tout, ont du déborder d’inventivité pour simplement accéder à du matériel spécifique et créer leur musique, ou pour la diffuser, en construisant eux-mêmes leurs sound-systems…
Jamaïque, Malawi, même combat ! Dans un pays où l’État est aux abonnés absents, il faut se battre et être plein de ressources pour réussir à mener ses projets à bien. Lorsque le jamaïcain King Tubby , le père du dub – cette forme de musique amplifiée et sans paroles qui donnera naissance au concept de « face B » et plus tard en Europe aux musiques électroniques- créé et développe ce genre musical, il s’agit de trouver des solutions pour travailler et sublimer la musique reggae en inventant de nouveaux outils pour s’exprimer et diffuser sa musique. C’est donc en récupérant des composants sur du matériel électronique hors d’usage qu’il va construire ses premières consoles d’amplification du son. Pas de subventions d’État ni de moyens pour s’acheter le matériel pointu nécessaire qui, de toutes façons, était quasi introuvable sur l’île à cette époque. Car la création est un besoin naturel chez l’Homme, et la Nature a horreur du vide ! Elle est en mouvement perpétuel, en continuelle évolution !
On retrouve cette même dynamique chez Sage Poet, à savoir s’adapter pour répondre à ses besoins et solutionner les problèmes rencontrés, mais aussi apprendre par soi-même : être débrouillard et autodidacte. Et j’irai même plus loin, Sage Poet a développé le concept d’aller jouer dans la rue, au plus prêt des gens. Il installe un système de son dans la rue et diffuse sa musique et ses textes, rendant l’Art accessible au plus grand nombre. Or, on retrouve là encore une similitude avec les sound systems jamaïcains qui diffusaient leur musique dans les trench towns de Kingston afin de partager avec le peuple et offrir un divertissement mais aussi transmettre un contenu artistique aux oubliés, aux « damnés de la terre » comme dirait Frantz Fanon… Encore une initiative personnelle en réponse aux carences étatiques, l’État étant incapable surplace de déployer des politiques sociales et culturelles suffisantes pour éduquer et divertir intelligemment le peuple.
Car l’artiste complet qu’est devenu Sage Poet a du lui aussi emprunter les chemins sinueux de la débrouillardise et de l’autonomie, jusqu’à concevoir son propre studio, apprendre la musique par lui-même et devenir un artiste indépendant et donc libre ! Car la force de cet artiste accompli, au-delà de l’exigence et de la diversité des thèmes qu’il aborde dans ses textes et des connaissances qu’il transmet, c’est avant tout d’être un autodidacte, et donc un artiste libre et complet. En ayant la main sur chacune des étapes de création et de réalisation de ses projets, il ne dépend de rien ni de personne d’autre que lui-même. Ainsi, il construit une œuvre totalement à son image, forte d’une complémentarité entre les éléments qui, mis bout à bout, contribuent à créer une certaine cohérence et à magnifier ses créations. En effet, en composant à la fois les textes et les instrus, Sage Poet définit sa propre dynamique créative et articule les éléments entre eux de manière à donner la forme qu’il souhaite à ses projets. Et je vous laisse découvrir ses paroles lorsqu’il partage avec nous, dans son interview, sa manière de procéder… Passionnant !
Car Sage Poet est l’incarnation parfaite de l’idée selon laquelle l’Art est autant une façon d’être au monde qu’un langage universel, un outil d’expression et de transmission subtile, capable de transcender les dimensions d’espace et de temps, sorte de fil conducteur entre les cultures et les époques. En effet, sa musique nous démontre que l’Art est un outil dont la portée est aussi puissante qu’insoupçonnable, autant par son fond – et les divers messages profonds et engagés qu’elle délivre – que par sa forme – harmonieuse et esthétique. L’œuvre de Sage Poet est un véritable patchwork de couleurs et de cultures, samplant une multitude de styles de musiques traditionnelles de partout dans le monde, et abordant diverses cultures dans ses textes. Musicalement, et philosophiquement parlant, son œuvre est foncièrement humaniste et universaliste, ne laissant personne de côté, et s’appropriant toutes les influences afin de s’en nourrir lui et son public, puisant le meilleur chez chacun avec intelligence et finesse. Bref, c’est pour cela qu’on peut dire qu’il bâtit des ponts entre les cultures, en parlant au monde avec des sujets universels, là où beaucoup ont tendance à ériger des murs entre elles, agitant les peurs et se renfermant sur eux-mêmes, porteurs du poison de la division.
S’il fallait l’illustrer, je dirais que l’œuvre de Sage Poet est une véritable cosmologie, un plan cohérent et structuré, pensé à l’avance, telle une constellation où chaque élément contribue à l’harmonie du tout qu’elle participe à constituer, où chaque album représente un des piliers de sa pensée foisonnante, complexe et profonde… Et certains projets frôlent avec le mysticisme, où la métaphysique et la spiritualité sont reines, et dans lesquels il revisite notamment avec respect et subtilité les frontières des religions, empruntant ça et là les enseignements faisant sens pour lui, afin d’en montrer la complémentarité et d’en tirer le meilleur. Il s’appuie d’ailleurs sur une connaissance pointue des religions, mais aussi de leur philosophie et de leur spiritualité, qu’il invoque régulièrement dans ses textes. Que ce soient les mystiques hindoues / orientales, l’Islam, la Chrétienté, la religion juive ou les divers animismes – ces croyances polythéistes où chaque divinité représente un élément de la Nature – il ne tombe jamais dans les clichés ou les idées reçues. Non, il apporte toujours un regard sage, neuf, frais, à la fois original et pertinent, nous ouvrant à d’autres façons d’être au monde et de voir la Vie, à d’autres courants de pensées.
Ces quelques lyrics tirées du track « Rishi » de son album de 2021 « Parable Of The Chariot » illustre parfaitement cette démarche :
« La force la plus puissante de la création révèle qu'elle est
L'énergie qui fait tourner la Kaaba - le cube noir sacré des musulmans à La Mecque - en spirale lors d'un pèlerinage sacré.
Trois mages la suivent dans la nuit la plus sombre
Pour conquérir l'obscurité, ils se dirigent vers la crèche.
S'élevant vers la lumière, fusionnant avec la source
S'harmonisant avec les Lois de la force omnipotente,
Je ne fais qu’Un avec les Rishis, avec les Orishas,
Et profondément en transe, je danse pour la pluie avec les Bimbis.
L’Immaculée conception d'Horus Seth est vaincue »
Sage Poet
L’art de la poésie mis au service de la diversité des spiritualités et de la connaissance ! Un storytelling biblique unifiant l’Islam, la mystique Yoruba des Orishas afro-brésiliennes – mais aussi du vaudou haïtien – l’ascétisme hindouiste des Rishis, jusqu’au peuple africain des Bimbis ou encore la mythologie antique égyptienne avec les divinités d’Horus et de Seth. Tout cela donne une dimension quasi sacrée à la musique de Sage Poet, ses textes étant toujours sublimés par des compositions instrumentales ultra pointues et tout aussi originales. Et en s’affranchissant des barrières hermétiques entre les croyances, Sage Poet créé des liens entre les cultures et les époques, contribuant ainsi à élever les âmes et les consciences par les mots et la musique !
Mais ce message ouvertement fraternel et rassembleur ne peut prendre tout son sens que lorsqu’on le met en perspective avec l’autre grand sillon qui traverse toute l’œuvre textuelle de Sage Poet, l’Histoire et la connaissance ! L’Histoire sur laquelle il pose un regard particulièrement critique, s’inscrivant dans la plus pure tradition de la pensée dite « déconstructiviste », avec des auteurs comme Frantz Fanon ou Cheikh Anta Diop, qu’il n’hésite d’ailleurs pas à convoquer dans ses textes… Le déconstructivisme est un mouvement de pensée qui est né à la mi XXème en France avec des philosophes comme Michel Foucault ou Dérida. Il s’agit d’une idéologie qui vise à lutter contre toutes les formes de pouvoirs et d’aliénation en déconstruisant la « légitimité » de leur structure et des moyens de leur domination, comme la bourgeoisie et ses normes imposées, ou encore les luttes anti coloniales. Autrement dit, elle remet en question la vision idéologique qu’imposent toujours les dominants. Dans le cas de Sage Poet et du thème de l’Afrique, il s’agit de remettre en question une approche purement ethnocentrée de l’Histoire – abordée simplement de notre point de vue et de nos valeurs occidentales – où le récit raconté doit coïncider avec les intérêts des dominants. On déconstruit le récit officiel et dominant selon lequel l’Occident serait la locomotive du monde, celui qui aurait apporté à l’Humanité les Lumières de la modernité, du progrès et les grands concepts comme la Démocratie ou la Liberté, pour reconstruire une Histoire de chaque culture indépendante de toute influence ou domination idéologique extérieure, se suffisant à elle-même.
Car « L’Histoire est écrite par les vainqueurs » disait très justement le philosophe anti fasciste des années 1930 Antonio Gramsci, mort sous la torture dans les geôles du Duce, le dictateur italien initiateur du fascisme, Mussolini. Gramsci disait que pour écrire l’Histoire, il est nécessaire de lire entre les lignes de celle écrite par les vainqueurs, et c’est exactement ce que fait Sage Poet ! Avec cette approche, il repense la place et l’image de l’Afrique et des africains et contribue à redorer la fierté de ce continent si riche ! Toujours dans l’album « Parable Of The Chariot », la chanson « Christophe Colomb » aborde avec poésie la vision et la posture ethnocentrée du premier des conquistadors, ce qui illustre aussi cette dynamique. Bien que Colomb soit plus lié à l’Histoire des Amériques qu’à celle de l’Afrique, d’abord les deux sont intimement liées, mais en plus, il symbolise à lui tout seul cette période de domination occidentale et d’esclavage, les peuples amérindiens ayant subi la même violence et la même dépossession que peuples d’Afrique. En bon déconstructiviste justement, il déconstruit son discours, son idéologie, faisant ainsi émerger de sa parole une vision totalement dissonante de sa mission civilisatrice et conquérante des Amériques. Voici comment il se met dans la peau de Christophe Colomb pour lui faire dire les termes :
« Pendant que certains réfléchissent à la raison pour laquelle ils sont sur cette planète
Déformant l'Histoire, le Capitaine en profite
« Je chercherai jusqu'au plus profond de vos vertes savanes ! »
Je suis Christophe Colomb, le sauvage légendaire
Capitaine de cette expédition qu'aucun autre homme n'a réussi !
Commandée pour établir de nouvelles routes sur les eaux transatlantiques
Ce chemin tracé dans un monde vierge et jamais altéré
N’est en réalité qu’une nouvelle route pour l’esclavage, et c'est cela réécrire l'Histoire…
Mes désirs de conquêtes ne sont plus un mystère
J’ai fait allégeance à cette couronne à qui j'ai juré que
Je reviendrai avec épices, captifs et bijoux précieux.
C'est moi Christophe Colomb, le plus grand des Capitaines,
Tellement honoré de cette vocation, que j'y parierai ma vie.
Je suis fait pour cartographier les eaux, voyager sur les océans
Parce que je suis dévoué au service de ma nation, je suis chez moi partout
J'étais là en premier, bien avant les Maures
Je navigue et trace mon sillon, efface toute trace de vie passée
Conquérants, nous redéfinissons les reliefs de ce monde »
Sage Poet
On se rappelle tous de ce discours ahurissant du président français Sarkozy en 2007 à Dakar lorsqu’il s’était exclamé sans gêne que « L’Afrique n’était pas assez entrée dans l’Histoire ». Cela illustre à merveille cette vision ethnocentrée et hiérarchisante toujours d’actualité dont le déconstructivisme et un artiste comme Sage Poet tentent de s’émanciper. Où l’Afrique tient ce rôle de l’enfant innocent et naïf, nécessiteux, et l’Occident celui du grand frère magnanime, civilisateur et paternaliste… Par cette approche critique et libératrice de l’Histoire, en plus de transmettre des clés pour une autre compréhension du monde, Sage Poet diffuse un savoir trop peu connu et marginalisé. Il rend ainsi à l’Afrique ses lettres de noblesse tout en ravivant un sentiment de fierté et d’appartenance fort auprès de son public. Car l’Histoire ancestrale de ce continent est aussi vaste que variée, forgée par des cultures riches et anciennes, particulièrement développées et avancées.
Or, cette vision novatrice et enthousiasmante, et surtout factuelle de l’Afrique, a été dévaluée et invisibilisée pendant des décennies, parce qu’elle remet en question un roman historique occidentalisé, comme cette vision idéalisée très gréco – romaine de l’Égypte antique, alors que les 1eres pyramides sont nées au Soudan, et les 1ères Dynasties étaient noires… Et l’avouer, c’est devoir remettre en question notre rapport à l’Afrique ainsi que sa place réelle dans l’Histoire de l’Humanité… Car il y a une multitude de cultures aux croyances et aux savoirs aussi raffinés qu’avancés, des divers rites aux sciences complexes ou aux médecines traditionnelles ancestrales. Mais, globalement basées sur l’oralité et non l’écriture, la fragilité de leur transmission se dévoile et s’accentue dans le temps, les menaçant d’oubli ou de spoliation… Dans l’album « 12 Petaled Lotus » justement, Sage Poet creuse autour de cette fierté africaine, de la richesse de son Histoire et de ses cultures, tout en mettant en lumière les grands Hommes qui ont jalonné l’Histoire de ce continent.
Pour conclure, Sage Poet est un artiste aux références musicales et textuelles impressionnantes, profondes, et il est porteur d’un projet à la fois artistique et esthétique, mais aussi engagé, ce qui valorise et rend sa musique d’autant plus attirante et qualitative. Tous les albums dont nous avons parlé tout au long de cet article, et plus largement de ce dossier, sont à retrouver uniquement sur les plateformes de streaming telles que BandCamp. Comme nous les abordons avec lui dans son interview, nous vous conseillons vivement les très bons albums « Secrets » et « Parable Of The Chariot », mais aussi et surtout les excellents « Alchemy », « 12 Petaled Lotus », et « Keepers of the Garden » afin d’entrer dans l’univers de Sage Poet . Une concentration exigeante de textes aux thèmes variés et pointus, mais aussi une diversité musicale rare, bref, un véritable voyage transcendant à la fois le temps et l’espace, une multitude de découvertes et de surprises qui méritent une vive attention et un soutien total. En espérant que ce dossier vous aura permis de découvrir un artiste de qualité et ainsi d’élargir votre spectre d’écoute. N’hésitez pas à soutenir Sage Poet, un artiste indépendant à suivre ! Et n’oubliez pas : « Dope shit comes from everywhere ! »
Rédigé par Ranking Sarazin