Hip Hop Sans Frontières

Comprendre le sens de la portée de l’œuvre de Sage Poet (Malawi)

Cérémonie Kalumba

Contexte historique et politique du Malawi

Pour bien saisir tous les tenants et les aboutissants de ce dossier consacré à Sage Poet, ainsi que la valeur de son œuvre et de ses nombreuses références, il est nécessaire de s’intéresser et d’essayer de comprendre l’environnement au sein duquel il évolue, le Malawi. Relativisme culturel oblige…

En anthropologie moderne – science axée sur l’étude de l’Homme et des groupements humains – on appelle relativisme culturel cette approche selon laquelle, pour saisir et comprendre une culture dans toute sa subtilité, il est nécessaire de se détacher de sa propre culture et de son système de valeurs morales. Cela permet ainsi d’éviter de sombrer dans l’écueil du jugement de valeurs, à savoir l’ethnocentrisme. On doit cette approche révolutionnaire à Frantz Boas, anthropologue américain du début du XXᵉ siècle, en réaction aux terribles conséquences de l’universalisme moral et culturel issu du Siècle des Lumières qui gangrénait les sciences sociales et humaines. En effet, cette approche visait à élaborer une morale unique pour toutes les cultures du monde, dans le but de permettre une paix universelle, mais totalement utopique et impossible. Car chaque culture est particulière, c’est son essence même, et en décréter une qui soit universelle implique d’en exclure toutes celles qui ne s’y rattacheraient pas. Or, cette démarche, initialement humaniste, a mené l’Occident à son exacte opposée, à savoir l’ethnocentrisme et la hiérarchisation des cultures, c’est-à-dire l’idée d’une supériorité de certaines cultures sur d’autres, et la théorie des races – le racialisme ou racisme.

Frantz Boas, anthropologue américain du XXeme et père du relativisme culturel

L’ethnocentrisme, en plus de juger les cultures selon son propre système de valeurs morales, empêche totalement de comprendre l’Autre dans toute sa singularité et son authenticité. C’est pourquoi il est important de s’immerger dans le contexte de l’Autre, afin de s’en imprégner, en se coupant de notre propre contexte culturel pour mieux l’appréhender. C’est donc dans cette optique qu’a émergé l’idée de cet article sur le Malawi… Car, en effet, notre identité est en grande partie le fruit de notre Culture et de notre Histoire, et notre environnement nous façonne autant qu’il dit ce que nous sommes. Quelle est donc l’Histoire de ce petit pays qu’est le Malawi ? Et quelle en est la réalité politique et sociale actuelle ? Autant de questions dont les réponses éclaireront tous les aspects de l’engagement artistique, spirituel et politique de SAGE POET, mais aussi mieux saisir sa personne et l’ampleur et l’importance de sa démarche.

Sage Poet

Le Malawi ou le riche héritage de la culture Bantoue

La Culture Bantoue est centrale dans l’Histoire du Malawi, elle a particulièrement influencé et modelé cette région. Parmi les plus importantes cultures ancestrales d’Afrique, elle est encore hégémonique sur une grande partie du continent. Venue du sud de l’Afrique de l’Ouest, des bords du fleuve Niger (Nigéria, Cameroun, Gabon) elle s’est diffusée jusqu’au cœur de l’Afrique australe (centre et sud du continent) : Congo, Mozambique, Malawi, traversant ainsi le continent d’ouest au sud. Historiquement, elle s’est imposée car elle a su répondre aux besoins de la région par les structures sociales qu’elle a permis de mettre en place, grâce à sa portée spirituelle et sa maîtrise du progrès via l’agriculture et le commerce. L’agriculture a apporté une certaine stabilité alimentaire et développé les échanges, contribuant ainsi à l’enrichissement de ces régions. Et ces échanges ont permis le développement du commerce et des infrastructures régionales, agençant, de fait, le territoire par l’établissement de routes et de comptoirs dédiés à ces activités, facilitant ainsi la cohésion entre les hommes. C’est ainsi que vont s’établir de nombreuses villes, contribuant ainsi au rayonnement de l’Afrique et à son progrès, et ce bien avant qu’elle ne soit convoitée par les arabes ou les européens.

Carte des cultures africaines, domination des territoires bantous (couleur marron)

La culture bantoue est de tradition orale, elle s’est donc structurée sans l’écriture, ce qui a grandement influencé son organisation sociale et culturelle. En effet, la place de la parole et de la transmission y sont centrales, poussant ainsi les Bantous à exploiter le langage de diverses manières, et à créer des outils permettant de préserver et de transmettre la mémoire et la connaissance… Le développement des chants, de la poésie, des instruments comme les percussions – pour en exploiter le son et les rythmes – les hommes Griots au sein des tribus, gardiens et transmetteurs de la mémoire et du savoir… La place de ces piliers du savoir et de l’histoire est donc fondamentale dans l’organisation sociale bantoue, car ils sont les gardiens et les transmetteurs de l’identité culturelle ! Lorsqu’on met cet aspect culturel bantou en perspective avec la musique de Sage Poet et le mouvement hip-hop, une analogie évidente se dessine !


En effet, de l’Afrique à l’Amérique, des percus’ aux boîtes à rythmes, de la poésie au rap ou encore des griots aux emcees, il n’y a qu’un pas ! Et Sage Poet fait parfaitement la jonction entre les deux, entre tradition orale bantoue et tradition orale rapologique, un véritable griot du rap, étant lui-même l’héritier d’un patrimoine culturel qu’il s’est engagé à protéger et à faire connaître par l’intermédiaire du rap. En associant ainsi les cultures, il montre clairement leur filiation malgré leur éloignement spatio-temporel et sublime l’une à l’aide de l’autre, ce qui est, en soi, une démarche aussi cohérente que pertinente. C’est comme cela que Sage Poet érige des ponts entre les cultures et les époques, ressuscitant ainsi la filiation historique évidente qui existe entre l’Amérique et l’Afrique, entre la tradition et la modernité. Il contribue ainsi à graver les sillons d’une connexion évidente mais trop souvent invisibilisée, voire oubliée ou volontairement dénigrée.
En effet, combien de fois a-t-on entendu que le hip hop, et le rap, étaient nés en Afrique, arrivés aux Amériques par l’intermédiaire du patrimoine des esclaves entassés et amenés de force dans les cales des bateaux de négriers ? Que ce soit le breakdance ou le rap, ce sont des pratiques proches voire similaires qu’on retrouve dans la culture bantoue.


Mise en perspective avec cette histoire de l’oralité présente dans sa culture, on comprend mieux d’où Sage Poet puise cette orientation et cette exigence textuelle et vocale si prégnante dans son œuvre, autant du point de vue de sa profondeur que de son esthétique.
Son album sorti en 2024, « Keepers of the Garden » illustre parfaitement cette analogie : il s’agit d’un hommage assumé et revendiqué aux Gardiens du jardin, les gardiens de la tradition et de la nature au Malawi, et vis-à-vis desquels il se pose irrémédiablement en digne héritier. Autrement dit, ils sont les gardiens de l’environnement, de la spiritualité, de la philosophie et de l’Histoire de leur peuple, qu’ils transmettent par la poésie, les chants, les rythmes et les mythes, comme les artistes rap le font vis-à-vis de leur communauté et de leur époque…

Par ailleurs, le Malawi est un pays relativement récent qui s’est constitué indépendamment des autres territoires qui l’entourent durant la seconde partie du XXᵉ siècle, profitant de l’affaiblissement de son puissant voisin, l’Afrique du Sud, lors de l’arrivée de l’Apartheid sur son territoire. L’Apartheid fut une période de ségrégation raciale terrible qui a sévi durant toute la seconde partie du XXᵉ siècle en Afrique du Sud : les Afrikaaners, colons d’origines hollandaise, française et scandinave, ont alors établi une société divisée, avec des citoyens blancs et des sous-citoyens noirs, le statut social se définissant par la couleur de peau. Et c’est grâce, entre autres, au combat mené par des hommes tels que Steve Biko ou encore Nelson Mandela – Madiba – que le pays a réussi à sortir de cette impasse raciste et mortifère et à pousser le Malawi à s’émanciper.
Or, cet héritage historique a particulièrement influencé et sensibilisé Sage Poet, qui n’a de cesse de s’imprégner de l’aura des Grands Hommes qui se sont battus pour l’Afrique et les Africains.

Autant de grands noms qui jalonnent toute son œuvre, de Madiba à Biko, en passant par Lumumba ou encore Malidoma Somé (philosophe et mystique burkinabé). Paradoxalement, ces tensions violentes aux portes du territoire du Malawi l’ont poussé à revendiquer sa souveraineté vis-à-vis de l’Afrique du Sud et à s’établir en tant que pays indépendant à part entière. En effet, le Malawi fut un temps partie prenante de cet imposant voisin, lors de la période de transition liée à la décolonisation et à l’indépendance à la mi-XXᵉ siècle, réunis sous le nom de protectorat de Rhodésie. L’apartheid a donc joué un rôle important dans l’histoire récente du Malawi, et a largement influencé les contours des frontières actuelles du pays.


Mais l’histoire du peuple malawite, elle, est plus ancienne que celle de ses frontières ! En effet, le peuple Bantou s’installe sur les terres de l’actuel Malawi entre le Ier et le IVe siècle, pour se développer jusqu’à s’imposer et dominer la région de 1200 jusqu’à la colonisation. Et donc, c’est l’agriculture et les échanges qui vont développer et structurer ce territoire, l’urbanisant, l’enrichissant et le modernisant par la même occasion.


Un empire bantou puissant, l’Empire Maravie, va alors voir le jour autour du lac Malawi, jusqu’à la Zambie et le Mozambique, dessinant ainsi les premiers contours du pays actuel, et donnant ainsi naissance à l’ethnie majoritaire du Malawi actuel, les Chewas, qui vont gouverner ce territoire du XVe à la fin du XIXe siècle.
Et comme partout en Afrique, historiquement, la cohabitation entre plusieurs peuples et ethnies va plus ou moins bien, donnant lieu régulièrement à des conflits ethniques et territoriaux, menant à des guerres tribales féroces entre les 3 ethnies principales de la région, les Chéwas, les Maravies et les N’Gunis. Et dans l’histoire du Malawi, mais pas uniquement, ces tensions tribales ont mené à la complicité de certaines ethnies dans la mise en esclavage d’autres peuples. Et cela avant même les invasions islamiques et européennes ayant débouché sur l’asservissement des peuples autochtones. Car c’est avant tout pour préserver leur liberté et leur territoire que les Chewas vont commercer et pactiser avec les envahisseurs, développant ainsi la région tout en se rendant complices des exactions de cette sombre période.
Mais paradoxalement, le commerce d’esclaves, d’ivoire, mais aussi l’agriculture, ont fait de cette région un carrefour des échanges et des cultures, où se retrouvaient colons portugais, arabes, plus tard anglais, et ethnies dominantes africaines, offrant ainsi à cette région un socle culturel particulièrement riche et éclectique.

Vente d’esclaves par les ethnies africaines dominantes

Le Malawi moderne : Islam, colonisation, idépendance et réalité politique

Sur le plan religieux, on pratique historiquement l’animisme (cultes polythéistes divinisant la nature, où chaque élément de la nature est rattaché à une divinité) et, plus tard, l’islam. On y parle le portugais avec l’influence du Mozambique lusophone, le français avec celle du Congo, et l’anglais avec l’Afrique du Sud… Bref, le Malawi est un vrai patchwork cultuel et culturel, une source inépuisable d’inspiration dont Sage Poet se nourrit allégrement. L’éclectisme de son environnement permet de mieux comprendre la richesse et la diversité impressionnante de sa musique ! L’hétérogénéité de ses instrus, à base de samples de musiques venant de partout dans le monde, est à l’image du brassage culturel de sa région et de son environnement. À l’image de la puissance bantoue, Sage Poet rend aux traditions ancestrales d’Afrique australe leurs lettres de noblesse.


L’islam va s’installer et conquérir la région bien plus tard, au XVIIᵉ siècle, en profitant de l’instabilité liée aux guerres tribales entre Chewas, Maravies et N’Guni. En effet, l’ethnie des Ayad, peuple musulman malais d’Asie – de Malaisie – soutenus par les Cheiks arabes, va prendre le pouvoir en s’attaquant aux deux peuples, les Chewas et les N’Guni, pour les réduire en esclavage et les revendre afin de s’enrichir et de monter en puissance. Ils vont alors construire de nombreux marchés et comptoirs pour le commerce d’esclaves et développer cette activité. Cet Islam conquérant va contribuer à la conversion d’une grande partie de la population, afin d’échapper à l’esclavage, les musulmans « n’exploitant pas » d’autres musulmans… Bien que cette pratique fût déjà présente dans la région – entre tribus et ethnies opposées –, elle va être systématisée avec le développement du commerce par les musulmans, puis encore intensifiée par le commerce triangulaire des Européens. À noter que ces trois formes d’esclavage étaient toutes différentes, et donc, de fait, incomparables.

Esclavage arabo-musulman

La période de la colonisation occidentale débute justement avec l’émergence des comptoirs de vente d’esclaves portugais, puis, à la moitié du XIXᵉ siècle, les Anglais prennent possession du territoire avec le célèbre aventurier-colonisateur Livingstone. Il faudra attendre l’année 1967 pour voir, enfin, la naissance du Malawi actuel. Sur le plan de la politique intérieure, depuis son indépendance, le Malawi est passé de l’autocratie (dictature où une seule personne concentre tous les pouvoirs, de manière absolue) à la démocratie, elle-même engluée dans une corruption endémique, mais ayant fait un sacré chemin en peu de temps. Du culte de personnalité de l’ancien « président » -dictateur- à vie Banda arrivé au pouvoir en 1970 par la force, au président actuel Chakwera élu suite à une 1re élection largement contestée, du chemin a été parcouru… Mais la corruption qui gangrène le système gangrène aussi le pouvoir, par la force des choses, et les conséquences sur des domaines tels que les arts et la culture sont sans appel… Mais SAGE POET l’aborde durant notre interview, alors autant laisser la parole à un témoin sur place !

Chakwera, le président du Malawi

Rédigé par Ranking Sarazin

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