Par où commencer ? Pour bien situer le contexte et pour suivre convenablement les dossiers, je vais commencer par vous conter comment je l’ai découvert. C’était durant l’année 2000, avec le single « The Real Slim Shady », Eminem tournait en boucle en radio et à la TV. C’était un phénomène planétaire. Pas particulièrement fan de rap Us à ce moment-là, c’est lui qui m’y a doucement converti (avec les mecs du Queensbridge). Plus tard, au collège, mon frère, comme tant d’autres, s’est procuré une copie gravée de son album « Marshall Mathers LP », et ce fut le coup de foudre immédiat. Naturellement, j’ai glissé vers les classiques que sont « Chronic 2001 », « The Last Meal », « Devil’s Night »… A cette époque, difficile de tout comprendre ! Pas d’internet, faible maitrise de l’anglais, accès difficile aux textes… Bref, à ce moment là, je sais juste que c’est un rappeur blanc dans un mouvement crée par des Afro-américains. Il a du mal à se faire accepter (par certains) mais il met tout le monde d’accord. Ceux qui ne le connaissent alors que par la presse disent de lui qu’il est homophobe, qu’insulte sa mère, qu’il est misogyne, violent, qu’il prend des drogues et qu’il en fait même l’apologie ! Pour un gamin de 13 ans comme moi, je ne calcule pas trop, je me dis simplement qu’il fait de la bonne musique, mais toutes ces rumeurs autour de l’artiste me questionnent quand même.
Le temps passe et je deviens un fan absolu, inconditionnel. J’essaye de me procurer tous ses projets, je regarde ses lives, ses clips…Sans tomber dans l’excès pour autant, jusqu’à ce que je découvre sa prestation dans The Eminem Show, le meilleur de l’Histoire de mon point de vue. Il y a quelques années, j’ai raté son passage en France, mon seul regret. Néanmoins, la hype autour de lui est retombée depuis presque 20 ans, et l’album « Encore » (2004) est, selon moi, son dernier « bon album » (quoique, plus je réécoute ces dernières sorties, plus je l’apprécie). A partir de là, pour moi, c’est une lente descente aux enfers, mais j’aborderai cette question dans le dernier dossier que je compte lui consacrer. Ce qui m’intéresse ici, c’est cette période historique qui l’a vue exploser. Concrètement, son histoire débute en 1996 avec un projet qui n’a jamais vraiment été officiel nommé « Infinite » et qui, soyons honnête, est de piètre qualité. Certains fans et quelques groupies vont le défendre, mais la qualité de l’enregistrement est trop mauvaise par exemple. Les prods ne sont pas au niveau, on perçoit le potentiel du emcee, mais comparé aux albums de son époque, c’est vraiment décevant. Le rendu manque globalement de professionnalisme, et il me semble qu’il faille plutôt voir ce projet comme une démo, une clé qui lui ouvrira certaines portes par la suite.
Cependant, cet album va semer les graines de son premier succès « The Slim Shady EP » en 1997. Un certain nombre de titres présents sur ce projet se retrouveront sur son premier véritable album à succès « The Slim Shady LP » enregistré durant l’année 1998 et publié en février 1999.
Cette première ébauche lui a permis de prendre conscience que pour réussir, il faut se créer un univers. Il se crée alors son alter ego, « Slim Shady », et il expliquera que cette idée est venue de son ami Proof, membre du groupe D12, décédé le 11 avril 2006… Une immense perte pour la culture. Son idée était la suivante : créer un groupe composé de 6 membres et dont chacun devra se créer un alter ego. D’où le nom du groupe D12, Dirty Dozen, soit les 12 salopards, 6 personnalités, chacune accompagnée de son alter égo. Em’ dira également qu’il a choisi le personnage de « Slim Shady » car durant sa jeunesse, il était maigre (Slim) du au fait que sa mère préférait acheter de la drogue plutôt que de le nourrir à sa faim. Renfermé (Shady) sur lui-même, le rap lui a alors permis de s’exprimer et de s’éminciper. Enfin, il se devait de changer de flow et de style, car les reproches qui lui sont principalement fais à ses débuts sont assez peu flatteurs.
En effet, on dit qu’il ressemble trop à Nas et AZ. Sauf que lui veut sonner comme Eminem, mais pas ressembler à tel ou tel rappeur, aussi bon soit-il. Entre cet EP et sa performance devenue légendaire à Los Angeles lors des Rap Olympics en 1997, il va alerter la personne qui sera la plus importante de sa carrière : Dr. Dre. Excellente pioche pour les deux, l’un a besoin d’exploser et d’être encadré tandis que l’autre n’a rien sorti depuis plusieurs années et à besoin de revenir sur le devant de la scène. De plus, le Doc, qui vient de lancer son label Aftermath (1996) n’a rien produit de sérieux hormis « The Firm », le super groupe composé de Nas, Az, Nature et Foxy Brown. Mais aussi bon que soit le concept, il connaitra malheureusement un cuisant flop. Le Doc souhaite alors renouveler l’image du label en lui trouvant une nouvelle figure de prou afin d’amorcer un nouveau départ. En misant sur Slim Shady, c’est un contrat gagnant à 100% car le Doc hallucine en découvrant le talent et la technique proposés par Eminem, alors qu’il n’était encore qu’un « enfant » dans le rap. Slim Shady, son alter ego, qui est à la fois violent et comique, est totalement à l’opposé des clichés du gangsta rap et du rap de rue qui étaient en vogue à cette époque, ce qui va alors surprendre et séduire tout le monde !
Après avoir propulsé Snoop Dogg en 1993 avec « What’s My Name » et son album « Doggystyle », Dr. Dre mise donc sur Eminem et « My Name Is » en adoptant le même concept. Snoop ayant grandi, il peut alors se passer de son producteur et met le cap vers le sud. Alors que la Westcoast est acquise au docteur depuis une décennie, voici venir le tour du Midwest. Il sera d’ailleurs critiqué par certains de ses collaborateurs car Em’ est blanc… En plus de cela, Shady est provocateur, il crée facilement du buzz et plaît à tout le monde, tout comme il se met beaucoup de monde à dos. Si dans « Infinite », il parlait de sa vie réelle, il est plus dans la fiction sur son premier LP. L’album s’ouvre ironiquement avec un « Public Service Announcement », et la mention « Parental advisory, explicit lyrics » n’est pas suffisante. Il décide de faire une intro dans son style, à savoir sarcastique, en disant, en gros, « ne faites pas cela chez vous, ce qui va suivre est seulement de la musique, aussi barrée que sont mes textes, c’est mon alter-ego qui parle, pas moi ».
Il insiste sur le fait de ne pas prendre de drogues, sauf qu’il en parle continuellement tout au long l’album. Et les artworks ne laissent aucun doute quant à son attrait (qu’il regrettera) pour les psychotropes. Pour les 25 ans de l’album, il a d’ailleurs réalisé une vidéo de cette mythique introduction de l’album.
"This is a public service announcement / Brought to you, in part, by Slim Shady" #PSA #SSLP25 pic.twitter.com/GtvT81QzxM
— Marshall Mathers (@Eminem) March 6, 2024
Je fais un point rapide sur un beef qu’il a eu à l’époque avec le rappeur Cage. Ce dernier est originaire de New York et jouissait d’un certain buzz à l’époque. Dans un premier temps, il signe sur Eastern Conference (nous consacrerons un dossier sur ce label) fondé par High & Mighty. D’ailleurs, il est invité sur le titre « The Last Hit » sorti en 1999 sur l’album « Home Field Advantage » du duo High & Mighty. Il intègre alors plusieurs groupes, dont The Weathermen, Smut Peddlers, Nighthawks… Il avait un gros potentiel et d’autres points communs avec Eminem : il est blanc, et lui aussi est un grand amateur de drogues et autres substances illicites. Mais chez lui, c’est plus violent, les drogues vont complètement le ravager plus tard. Il a également vécu une enfance très difficile, battu et abandonné par son père, battu par son beau-père… Il fera aussi un séjour dans un hôpital psychiatrique et ses textes ne manquent pas de rappeler ce passé douloureux. Le suicide, la violence, les viols, les meurtres, les drogues… C’est assez sombre, et finalement bien plus violent et malsain qu’Eminem. Il sort son album « Movies For The Blind » en 2002, qui, bien que très attendu, déçoit beaucoup au final. Les productions ne sont clairement pas à la hauteur et seuls des morceaux comme Teenage Death ou Agent Orange sortent du lot.
D’ailleurs, c’est Necro, frère de Ill Bill des Non Phixion, qui a produit son single Agent Orange, un autre rappeur blanc qui lui est clairement versé dans le rap satanique ou le death rap comme il appelle cela. Il était proche de Cage et se retrouve sur le carreau, car il aurait pu collaborer avec Eminem sauf que l’égo de Cage a tout foutu en l’air. C’est Necro lui-même qui en parlera, au final, Em’ aurait pu aider ces autres « rappeurs blancs » à s’élever… résultat, chacun a fait sa route. Concrètement, Cage reproche à Em’ de lui avoir volé son style, ce qui est faux. En réalité, il a vu qu’il s’était créé un buzz important et qu’il avait signé chez Dre. Il a donc repéré des similitudes et l’a alors attaqué, tout ça pour avoir de la visibilité et de la reconnaissance à pas cher. Il va d’ailleurs s’acharner et va jusqu’à freestyler sur « Still D.R.E » tout en niant qu’il s’attaquait dedans directement à Em’ et Dre. La seule fois où Eminem va l’attaquer explicitement, c’est sur le titre « Role Model » qui est disponible sur son premier LP.
"I bought Cage's tape, opened it, and dubbed over it"
(Il a acheté la cassette audio de l'album de Cage, il était tellement mauvais, il a enregistré ses musiques par-dessus).Eminem - Role Model Tweet
Eminem réfute l’accusation d’usurpation du style de Cage, admettant qu’il a certes acheté l’album de ce dernier, mais qu’il l’a tellement trouvé mauvais qu’il l’a traité comme une cassette vierge et a enregistré sa propre musique dessus ! Du grand Slim Shady show !
Ensuite, Em’ ne prêtera plus vraiment attention à lui. D’autres artistes s’attaqueront à Eminem, comme Everlast (House Of Pain) et beaucoup plus légèrement, Evidence (Dilated Peoples) qui le clasheront également. L’autre beef important de l’époque impliquait Insane Clown Poose (ICP). Groupe de Detroit pratiquant l’horrorcore, ils ont une carrière honorable et possèdent une communauté solide, dont les groupies se nomment les Juggalos. Pour la petite histoire, on les reconnaît d’ailleurs assez facilement, car ils sont maquillés et sont terrifiants comme des clowns tout droit sortis d’un film d’horreur… Comme souvent, le beef est parti de rien, mais il est allé assez loin. Il se dit en off qu’Eminem aurait pointé un pistolet avec un chargeur vide sur le manager du groupe. Par ailleurs, Em’ leur a carrément consacré l’interlude sur « Marshall Mathers LP » où il les met en scène en pleine fellation, ambiance ! Pour rappeler le contexte, les membres Violent J et Shaggy 2 Dope font une fellation à un certain Ken Kaniff qu’ils prennent pour Slim Shady. Le beef se finira quand Proof ira voir le groupe et calmera les choses. Mais faisons donc une pause sur le sujet pour le moment.
Revenons à The Slim Shady LP. On peut avoir tendance à l’oublier, mais le premier single de l’album n’est autre que « Just Don’t Give a Fuck »… Reconnu aujourd’hui comme l’un des classiques ultimes d’Eminem, il avait déjà fait sensation à l’époque de sa sortie. Mais avant de devenir le banger qu’on connait tous, tout a commencé lorsque Denaun Porter (Kon Artis) des D12 produit le morceau pour « The Slim Shady EP ». Le morceau sera ensuite repris par Jeff Bass (FBT Productions) et sera remanié pour donner la version qu’on connaît tous aujourd’hui. Pour l’anecdote, il a samplé “Gavotte & 6 Doubles” de Bob James (1984) qui a lui même repris la musique « Gavotte et six Doubles » du compositeur français Jean-Philippe Rameau (1728) ! Et concernant l’idée du thème, il expliquera que c’est le regretté Proof (D12) qui lui donnera l’idée. D’ailleurs, il a écrit ce morceau à une période où il n’était pas bien, sa fille Hallie était sur le point de naître, et lui sombrait dans la drogue et l’alcool. Techniquement, c’est très puissant, il initie d’ailleurs un style qu’il reproduira souvent, en commençant à rapper acapella. Il commence à rapper sur les notes de piano alors que le kit de batterie n’a pas encore démarré ce qui n’est pas fréquent à l’époque.
Ensuite, il délivre trois couplets de qualité et bien écrit. Il a sensiblement un flow différent des autres titres présents sur l’album. Il représente parfaitement le personnage « Slim Shady », dans le sens où il n’en a rien à foutre de tout. Il fera d’ailleurs une suite appelée « Still Don’t Give A Fuck » qui n’est autre que la dernière piste de cet album.
« Role Model » figure également parmi les hits incontournables du rappeur. Il résume encore une fois le personnage, il marque également l’une des trois collaborations entre Dr. Dre et Eminem. Et là, on reconnaît parfaitement la patte du Doc et de son acolyte Mel-Man, : une grosse basse associée à un gros synthé qui donne un beat explosif. Le titre est très sarcastique, car il dit aux enfants qui l’écoutent, ainsi qu’aux parents qui les éduquent, de le prendre comme exemple. Sauf qu’il répète qu’il prend de la drogue, fume, et qu’il frappe des femmes… Plutôt paradoxal, mais totalement à l’image de l’alter-égo Slim Shady. Le rappeur Hospin a carrément déclaré que le premier couplet de ce titre reste son préféré d’Eminem.
Cette phrase peut se lire ainsi d’après les annotations du site Genius :
Enfin, l’album se fait également remarquer par des titres comme « Brain Damage ». Il raconte comment il s’est fait harceler et très violemment frapper par un certain « DeAngelo Bailey » qui portera plainte plus tard. Comme beaucoup d’autres d’ailleurs, qui ont tenté de soutirer des sous à la star de Detroit. Ce titre est très plébiscité chez les fans, mais également chez ses détracteurs, il est assez prenant pour l’apprécier sous tous ses angles. Le titre « Rock Bottom » qui est assurément le plus triste de l’album, est également un classique absolu. Il tranche littéralement avec ce qu’il a fait jusqu’à présent, et c’est assez logique, car il fait partie des deux seuls morceaux écrits au nom de Marshall Mathers. Il ne parle pas sous la perspective de Slim Shady, il voulait en faire un morceau entrainant, mais ses textes et le sample utilisé en ont décidé autrement.
Le titre signifie « toucher le fond », il a écrit ce morceau en pleine dépression, vers Noël 1996. Il venait d’avoir sa fille, il était quasiment ruiné et s’est administré beaucoup de cachetons le jour où il l’a écrit. Il possède des couplets assez complexes en termes d’écriture qui donnent un aperçu assez limpide de son véritable talent lyrique. L’autre titre écrit sous Marshall Mathers, c’est « If I Had ». Il en finit l’écriture durant l’été 1996, mais ne l’enregistre qu’en fin d’année. Complètement fauché et sans avenir, il se met à rêver. Son flow est très intéressant ici, car il appuie beaucoup ses fins de phrases, plus qu’à l’accoutumée. Le beat est assez simple et ajoute une note mélancolique en l’associant à une voix de femme qui fait des chœurs sur certains passages.
À l’époque, il y avait un clip assez marquant et original, c’était « Guilty Conscience ». Produit par Dr. Dre, il rappe également avec Em’, et l’idée est d’intégrer la conscience d’une tierce personne à son allégorie. L’un joue le gentil et l’autre les méchants, tout est parfaitement orchestré. Original et bien produit, le single fait rapidement mouche. Le titre « ’97 Bonnie & Clyde » est également original. Il a repris le concept « Me and My Girlfriend » de 2Pac qui parle de lui et de son flingue pour le transformer en une histoire entre Eminem et sa fille. Il traversait à toujours cette sombre période (à l’été 1997) avec son ex-femme , la mère de sa fille Kim. Il voulait écrire une musique autour de sa fille pour s’en prendre à son ex car cette dernière se servait d’elle pour le faire souffrir. La raison serait que son ex l’a trompé et qu’elle aurait eu un garçon avec son nouvel amant qui deviendra son futur mari. Forcément, dans la peau de son alter-égo Slim Shady , il n’accepte pas cette situation et décide de tous les descendre.
La pochette de l’album fait d’ailleurs référence à ce titre, car il raconte qu’il transporte son ex dans le coffre pour la jeter à la mer. Pour la petite anecdote, sa fille aurait aimé la musique, mais n’a pas eu accès aux paroles, car elle était trop jeune. Il dira bien plus tard que tout ceci n’était qu’une fiction cathartique, mais qu’il n’aurait pas été pas contre l’idée de se débarrasser de son ex. D’autre part, ce titre a subi un peu le même sort que sur « I Just Don’t Give A Fuck », il est anciennement connu sous le nom de « Just the Two of Us », c’est à dire que l’instrumentale a été remaniée pour l’album.
Il convient également de parler de « My Fault » où il donne des champignons à sa copine fictive avant de s’excuser des conséquences : il ne pensait pas que sa copine serait dans un tel état. Le fait de prendre des drogues était tellement quotidien pour Eminem qu’il ne se rendait plus compte de l’effet que cela faisait. Sa pauvre copine, qui pensait que c’était qu’un divertissement, avait vu sa réalité totalement altéré à cause de ces champignons hallucinogènes.
Concrètement, l’album est de qualité, mais on est loin d’un classique, certains morceaux ne sont pas mythiques au point d’être mémorables. D’autres albums de l’époque le surclassent et certains titres sonnent trop vieux, pour le formuler autrement, cet album n’a pas la dimension intemporelle d’autres de ses classiques qui feront d’Eminem le GOAT incontesté que tout le monde connait et respecte. Cependant, cela aura permis de faire connaître le rappeur à l’échelle mondiale, lui permettant d’expérimenter plusieurs styles, s’essayer à des refrains chantés et préparer les esprits à l’explosion ultime de son art qui aura lieu quelques mois plus tard…
Rédigé par Fathis