Hip Hop Sans Frontières

Eminem - 5 Années Incontournables [Partie 3]

Je suis ouvert au débat à condition que cela soit sérieux et argumenté. Les arguments avancés n'engagent que Fathis. Je propose des faits concrets et vérifiables, ce n'est pas un fan qui rédige.

Onzième morceau de l’album, le hit « Marshall Mathers » reste à ce jour une référence dans sa riche discographie. On touche presque à la perfection, une fois de plus j’ai envie de dire, et on va voir tout cela ensemble. Au départ, je trouvais le morceau assez long (5 :20), puis, au final, j’ai juste compris qu’il est tellement profond et précis qu’il ne pouvait en être autrement. Après tout, c’est le titre éponyme de l’album. Eminem parle généralement sous ses 3 personnalités : Slim Shady (l’alter ego déjanté qui dit tout ce dont il a envie), Eminem (l’artiste tel qu’il est, la star, le rappeur technique) et Marshall Mathers (le côté émotionnel et sentimental qui reflète sa vraie vie). Sur ce titre, il revêt exclusivement cette troisième personnalité et livre un récit sur sa vie comme il ne l’avait jamais fait, et ne le fera jamais aussi bien par la suite.

Il expliquera plus tard qu’il voulait créer une sorte de « Just Don’t Give A Fuck Part 3« . Alors qu’il était en studio avec le duo F.B.T. qui jouait de la guitare tout en chantant « I’m just Marshall Mathers« … le rappeur à une vision, il s’en est inspiré et a créé ce classique. L’idée était de balancer ce qu’il avait au fond de lui dans ce titre. Véritable réussite, il sera plus tard samplé et totalement repris sous forme de cover par Justina Valentine ou encore Rucka Rucka Ali. Plus loin encore, Sha-ila, un groupe de rap serbe reprendra le titre un an après sa sortie, modifiant le titre mais en le samplant dans son intégralité. Enfin, Eminem lui-même reprendra un passage sur « Quitter » de D12 sorti à la même période. Pour revenir à notre morceau, il commence avec une introduction où il explique qu’avant son premier album, il n’était personne, et que depuis qu’il est devenu riche et célèbre, sa famille et des proches viennent lui gratter de l’argent alors qu’il ne le calculait pas quand il n’était encore que « Marshall ».

Le premier couplet restera dans les annales, il réitère avec ce style a cappella qu’il avait déjà utilisé et qu’il fera régulièrement dans sa carrière. Il en fait peut-être la meilleure démonstration dans « Go To Sleep » avec DMX (R.I.P.) et Obie Trice sur la B.O. de Cradle To The Grave (En sursis), un film avec Jet Lee sorti en 2003. Il rappe ainsi durant la moitié du couplet pendant que le charley s’insère petit à petit avec l’arrivée de la batterie. D’ailleurs, celle-ci est assez discrète, presque volontairement étouffée pour coller à une boucle de guitare qu’on va facilement garder en mémoire. Le rappeur se contentera par moments soit se caler sur la caisse claire soit d’en faire abstraction et de rapper son couplet presque sans pause jusqu’au pont, chose peu courante encore une fois à cette époque. Dans ce titre, il sample le groupe pop Lyte Funkie Ones en reprenant un passage de « Summer Girls« , il chante tout le passage en question et ne rappe pas une seconde tout en prenant soin de modifier les paroles, évidemment. Samplé oui, palgié, non. La touche hip-hop y est également, car on entend des scratchs pendant qu’il chante, ce qui donne un passage encore une fois incroyable et inédit. Ensuite arrive le second couplet suivi d’un refrain pour finir avec le troisième et dernier couplet et encore un umtime refrain qu’il répétera deux fois avant de terminer son classique. Sachant qu’avant le premier couplet, il a fait le refrain a cappella pour que ça sonne encore plus original. La performance parait standard, or il n’en est rien, car il a tenu en haleine l’auditeur avec une structure musicale totalement atypique tout en se renouvelant durant le morceau.

Maintenant que nous avons étudié la structure du morceau, allons un peu plus loin dans l’analyse. Le premier couplet fait la part belle à 2 Pac et Biggie et s’en prend également à NSYNC, Ricky Martin, Britney Spears… Il regrette également que le rap soit devenu trop bling-bling, qu’il soit moins agressif (dénonciateur et porteur de messages) et accessoirement qu’il ne puisse pas frapper des bouffons (références à ses embrouilles) sans se faire embarquer par la police. Selon lui, il y a toujours des mecs à remettre en place, mais la loi ne le permet pas. Il centre également son couplet sur le fait qu’il a du mal à avoir une vie normale à cause du harcèlement des fans et qu’il ne faut pas oublier… il est un humain comme nous autres. Par conséquent, il aime s’adonner à toutes les activités quotidiennes, et comme il le souligne, faire son jogging dans un parc en fait partie également. Le second couplet est dans la continuité, mais s’en prend dans sa grande partie à « ICP » (Insane Clown Posse) que j’ai évoqué dans les articles précédents. Il y a une punchline, la dernière du couplet, qui est dingue :

"Slim Anus"? You damn right, slim anus
I don't get fucked in mine like you two little flamin' faggots"

Explication : les clowns de Detroit ont créé une diss track contre Shady nommée « Slim Anus« . Si on traduit, cela veut dire « anus mince ». Ces deux-là ont prétendu qu’Em a eu des relations sexuelles avec Dr. Dre pour décrocher un contrat. Ce à quoi il répond : « Oui, vous avez raison, j’ai un mince anus, car contrairement à vous, je ne me suis pas fait défoncer ! » Il s’est servi de leur critique pour la retourner contre eux et leur répondre de la manière des manières. Subtil et intelligent, inutile d’aller plus loin dans ce beef. Il prendra fin ici avec une victoire par K.O.

Le dernier couplet est de loin le plus intéressant. Il commence très fort en parlant des groupies qui préfèrent confier à Puff Daddy. Il faut dire que les groupies ont toujours fait partie des artistes, notamment pop, mais elles sont aussi très populaires auprès des rappeurs et ce, déjà dans les années 90. Ainsi, en balançant cela, il rejette l’étiquette pop qu’on peut lui coller et surement favorisée par MTV (à qui il doit une partie de sa notoriété). Puff est connu quant à lui, outre pour être le créateur du mythique label Bad Boy Records, pour savoir habilement mélanger le style rap et le R’n’B afin de créer des hits. Citons ses collaborations avec Mary J. Blige, Faith Evans, TLC, Mariah Carey, LL Cool J, Ma$e, 112, Brian McKnight, Total, The LOX, R. Kelly… D’ailleurs, Jay-Z lui-même fera appel à ce buisnessman lui en 1997 pour son album « In My Lifetime, Vol. 1« , le but étant de se renouveler et de faire de plus grosses ventes.

Bon à savoir ! Le terme « sophomore slump » peut se traduire par « effondrement de la deuxième année ». Il désigne en fait l’échec, du moins la déception et les objectifs non atteints par un artiste, un athlète, un étudiant… Dans la musique, on considère souvent que le premier album d’un artiste (en général) est SON classique et fait base de référence pour le reste de sa carrière. L’album qui va suivre se voudra automatiquement moins bon, voire mauvais ou carrément raté. Peu d’artistes échappent à ce phénomène, même les plus grands se font avoir. D’autres font carrément le contraire et réalisent l’exploit de sortir un album encore meilleur que leur premier album. C’est le cas d’Eminem, il explique que les fans et les médias l’aiment tellement qu’ils attendent au tournant. La différence est qu’il a parfaitement négocié son virage et se voit produire un album encore meilleur que le précédent. Enfin, tout ceci le place à l’antithèse de la pop et de tous ces rappeurs qui font de la musique pour l’argent ou les « bitches ». Voilà pour ce morceau.

La 14ᵉ piste de l’album se nomme « Amityville » et fait référence à l’affaire (et la ville) d’Amityville, survenue entre 1974 et 1976. La ville se situe à Long Island, à l’est de New York. Dans la nuit du 13 novembre 1974, Ronald Junior, fils aîné de la famille DeFeo, y assassine au fusil ses parents et ses frères et sœurs pendant leur sommeil. Eminem et Bizarre, qu’on retrouve en featuring dans ce morceau, ont surnommé Detroit le nom d’Amityville. Ils font le parallèle avec l’endroit où les deux rappeurs ont grandi, qu’ils considèrent comme extrêmement dangereux et qui était constamment le théâtre de fusillades, de vols, de meurtres, de bagarres, de drogues, de trafics en tout genre, etc.

Il se dit que les Outsidaz, plus précisément Young Zee et Pacewon, avaient enregistré un couplet chacun pour ce titre. Seulement, Dr. Dre a trouvé que cela faisait trop long sur le titre et ils ont été supprimés. C’est d’ailleurs une version qu’on n’entendra jamais, car, d’après Pace, le label l’aurait tout simplement supprimée de ses archives. Très rancunier envers Eminem et cet épisode, il lui dédiera un titre, « The Joker« , où il s’en prend au rappeur de Detroit. Le titre figure sur « The Only Color That Matters Is Green » qu’il a réalisé en commun avec le beatmaker Mr. Green en 2008. Quant au titre, il s’ouvre sur le sample de « The Sorcerer of Isis (The Ritual of the Mole)« , une musique de Power Of Zeus sortie en 1970. C’est la basse et la batterie qui seront utilisées pour composer le morceau. En fait, le tout est rejoué et bonifié par le légendaire Mike Elizondo qui a peaufiné tous les hits des artistes qui sont passés dans le studio du Doc ! Les crédits de production reviennent principalement à F.B.T., comme souvent dans cet album, mais aussi à Eminem qui a grandement participé à la production de celui-ci. Ce dernier, musicien dans l’âme, prend encore une fois tout le monde à contre-pied avec son introduction où il reproduit exactement le même rythme que la musique :

"Dahh-dum, dahh-dum, dum
Dahh-dum, dahh-dum, duh-da-da-da-da
Dahh-dum, dahh-dum, dum
Dahh-dum, dahh-dum, dumm"

Encore une fois, il attaque le beat de la façon la plus originale possible, il ne fait plus qu’un avec après cette brillante introduction. Il délivre alors un refrain simple en apparence, mais truffé d’assonance en « i ». Comme le titre est assez sombre dans le contenu lyrical, il en joue aisément pour créer une ambiance légèrement malsaine en usant de sa voix pour créer une atmosphère particulière. Ensuite, son couplet parle de lui-même. La présence de Bizarre sur le second couplet est due au fait qu’Em a trouvé le tempo lent et adapté à son compère ; quand il a vu la réaction des membres du label une fois le morceau terminé, il a compris qu’il avait bien fait. Son couplet, comme souvent, reste au mieux totalement anecdotique. Le troisième couplet est de loin le plus intéressant. En effet, le rappeur de Detroit s’est rendu compte que les deux premiers couplets ne parlent pas de leur ville natale… alors que c’est le thème. Il a donc décidé de reprendre les choses en main pour livrer un grand couplet. S’il faut retenir une punchline, prenons celle-ci :

"You can get capped after just havin' a cavity filled (Aha-ha-ha-ha-ha-ha)
That's why we're crowned the murder capital still (Still)"

"On peut se faire coiffer après avoir simplement fait remplir une cavité
C'est pourquoi nous sommes couronnés capitale du meurtre
"

Je ne m’attarde pas sur la technique tant c’est flagrant. La traduction ne donne presque rien, car c’est un jeu de mots en anglais. Littéralement, il veut dire que tu peux te faire buter alors que tu viens de sortir de chez le dentiste. Les dents trop abîmées ont besoin de se faire couronner, donc de porter des couronnes. Parfois elles sont en or, ce qui a plus de valeur. Le mot « crown » désigne la couronne et il fait le lien entre sa ville qui détient la couronne en termes de taux d’homicide et le fait que tu peux te faire buter pour tes couronnes qui seront revendues. Aucun endroit n’est sûr dans la ville. Encore une fois, le sens est détérioré via la traduction, néanmoins c’est fort. Ajoutons à cela toute la prestation du dernier couplet qui est plus long que les précédents et où sa voix constitue un instrument à part entière auprès d’un beat minimaliste. L’un des meilleurs de l’album, et de loin. L’outro reprend le même principe que l’intro, où il mime de nouveau la rythmique, mais avec plus de légèreté et en s’amusant un peu plus, parfait pour une outro. Et ne bougez surtout pas ! Car comme ce n’est jamais suffisant, on entend une boucle de guitare électrique s’élever quand sa voix s’éteint, et on regrette fortement qu’elle n’ait pas été plus utilisée, tellement elle est puissante.

Bitch Please II

Un titre qui est rentré dans l’histoire pour plusieurs raisons. La première étant évidemment la réunion d’un casting exceptionnel, d’autant plus qu’on ne reverra jamais toute cette équipe ensemble. C’est également la seule première fois où Snoop Dogg est amené à rapper officiellement avec Eminem. 22 ans plus tard, ils se retrouveront sur « From The D To The LBC« , apparu sur Curtain Call 2 en 2022 . Nate Dogg, qui nous a quitté il y a déjà longtemps, signe un refrain de génie. Xzibit va collaborer plusieurs fois avec le rappeur de Detroit. Quant à Dr. Dre, c’est celui qui compte logiquement le plus grand nombre de collaborations avec son poulain. Le titre est la suite du hit « Bitch Please » de Snoop Dogg sorti en 1999 sur son album « No Limit Top Dogg« , qui avait déjà Nate au refrain et X sur un couplet. D’ailleurs, l’instru est assez similaire, on parle presque d’un « remix » très nettement amélioré comparé à l’original. Le Doc et Shady sont cette fois de la partie. Encore une fois, Dre est crédité comme le producteur du titre… Interrogeons de nouveau les crédits pour être complet.

On apprend en réalité que le synthé et la basse sont joués par l’illustre Mike Elizondo (encore lui !) et ce n’est pas tout. En effet, le Doc est également crédité pour le mixage, il faut y ajouter un assistant, James McCrone (50 Cent, Kurupt, Busta Rhymes, Ice Cube, The Roots…), et surtout le légendaire Richard Segal ! Lui, c’est simple, depuis le début des années 1990, il a glané beaucoup d’awards américains. Pour résumer, il est crédité 104 fois sur « Chronic 2001« , 171 fois sur « Marshall Mathers LP« , des dizaines de fois auprès d’Outkast et autres. On ne cessera de le dire, cet album fut réellement façonné par des légendes de la musique. Le travail effectué sur la production est incroyable : dès le début, le rythme nous entraine dans un voyage spatio-temporel à travers la cote ouest, et des décennies plus tard, il fait toujours autant d’effet. La batterie est omniprésente dans le titre et dégage une aura assez particulière qui fait qu’on bouge la tête dès la première seconde. Il se dit également que ce titre est très facile à rejouer en beatbox.

Le beat est principalement composé à partir d’un synthétiseur et de notes très pincées dans la plus pure tradition West Coast. Néanmoins, on peut presque y retrouver une sonorité aussi propre aux artistes Midwest. Toute cette fusion de styles et de talents a su créer un hit intemporel ; le titre se serait parfaitement glissé sur n’importe quel album d’un des artistes présents, surtout à cette période où Dre et son style avaient remodelé l’ensemble du rap.

Dr. Dre et Snoop Dogg font une introduction du titre et le Dre se lance ensuite. Son couplet, comme souvent à cette période, était écrit par Eminem. On peut le ressentir dans le flow et dans l’écriture également, ce qui en fait logiquement l’un des meilleurs du Doc. Em’ est un ghostwriter, ce qui signifie qu’il écrit des couplets pour d’autres artistes, et comme il connait bien son compère, il arrive à se mettre dans sa peau pour pondre un verset sur mesure. Il y a des références à Limp Bizkit, Death Row, N.W.A, Soul Of Mischief, Gin’n Juice… Snoop entra ensuite en jeu, avec son style funky et particulier ; sa singularité fait toujours la différence malgré la pauvreté du contenu lyrical de son couplet. Peut-on lui demander autre chose tant qu’il régale nos oreilles de sa folklorique voix ?

S’ensuit le mémorable refrain de Nate Dogg, tout en sobriété et qui va droit au but. Il a fait mieux dans sa carrière, mais il est tellement efficace, celui-ci… Chapeau et R.I.P. à l’un des plus grands chanteurs ayant collaboré principalement avec des rappeurs. Xzibit exécute le troisième couplet, il rate rarement sa cible, sa lourde voix écrase littéralement le beat et il s’impose comme en tant que poids lourd du game. C’est une période également faste pour lui, car il sortira ses meilleurs albums à cette période : « Restless » (2000) et « Man Vs Machine » (2002). En fait, tous les artistes sont quasiment à leur apogée ou l’ont côtoyée il y a quelque temps et sont encore au sommet, c’est une explosion de superstars en grande forme. X fait clairement son effet, il débite un couplet de qualité au micro et s’en va pour réapparaitre sur l’outro du titre. Le refrain retentit de nouveau et arrive enfin la star de Detroit. Son entrée est immanquable, car il s’associe avec Snoop Dogg pour créer un pont où il reprend (et parodie) un passage du Dogg issu de la musique « Bitch Please » première du nom. C’est assez bien réalisé et assez marrant la façon dont il va changer de flow et débiter sans transition. Son couplet est très bien interprété, c’est fluide, c’est varié au niveau du flow et il se différencie du reste. La fin de son couplet reprend de nouveau un passage de Snoop, mais il a clairement changé le sens et se l’est approprié, ou plutôt c’est Slim Shady, son alter-ego, qui le rappe. C’est encore une fois intéressant, car il changera le ton de sa voix et de son flow, ce qui conclura parfaitement le dernier couplet du titre. Classique qui restera dans les mémoires. Comme évoqué plus haut, le titre se termine sur le refrain et l’outro d’X to the Z où il cite tous les artistes présents sur le titre. Ensuite, le beat continue de tourner pendant quelques dizaines de secondes, quelle finition !

D12 - Under The Influence et Criminal

On fait un saut direct à la piste 17, « Under The Influence« . J’ai déjà parlé de Kim dans l’article précédent, qui est la piste 16. C’est un titre encore une fois très particulier, il embarque tout le crew d’Eminem : D12. Il y avait un pacte entre l’ensemble du groupe : le premier qui connait le succès doit faire croquer les autres. Contrat honoré, puisque c’est la première fois que le grand public entendra ce groupe sur un disque, et un an plus tard, ils nous offriront un album légendaire : Devil’s Night. J’en parlerai dans le prochain article. On retrouve également DJ Head qui vient lui aussi de Detroit, il est principalement connu pour son travail avec le groupe D12. Plus tard, il connaitra également plus de succès car il travaillera sur l’incroyable « Blueprint » de Jay-Z, mais aussi avec 50 Cent, J Dilla (R.I.P.), Xzibit

Concernant la production, on fera de nouveau appel aux artisans de cet album, la F.B.T. Production, qui ont su sampler « Give In To Me » de l’artiste du siècle et hautement regretté Michael Jackson. Le titre est paru en 1991, on peut entendre le sample dès le début du morceau, il a été utilisé par d’autres beatmakers. Ici, on a préféré ralentir le tempo et composer autour de la boucle pour créer un nouveau classique. On est sur un morceau assez hardcore et brutal et le contenu des textes est très explicite sur ce point. Cette dernière partie de l’album est assez crue comparée à certains passages de l’album qui sont plus softs à côté. D’une manière générale, quand son crew pose avec lui sur un titre, c’est pour rapper des thèmes assez sombres ou être dans le second degré total. Plus tard dans leur carrière, ils feront preuve de plus de sagesse dans les sujets abordés.

L’introduction est très cocasse, car Eminem parle dans une langue inconnue ; certains disent que c’est de l’allemand, d’autres qu’il était totalement défoncé à Amsterdam quand il a écrit ça, que c’est un langage propre à lui ou encore de glossolalie, soit une langue inconnue de celui qui la parle, vu comme un don permettant la communication avec les entités invisibles… C’est juste anecdotique dans le titre, bien qu’il réitérera ce genre de phrase dans d’autres titres. Il finira son intro en disant « translation », soit « traduction ». Et le refrain parle de lui-même, car si on le traduit : « Tu peux me sucer… Si tu n’aimes pas ce que je fais, car j’étais défoncé quand j’ai écrit ça, donc tu peux me sucer. » Ça ne vole pas haut, c’est clair, mais ça passe. Son couplet qui suit derrière est comme toujours excellent, néanmoins, je ne vais pas m’attarder dessus, il n’y a rien de vraiment incroyable à souligner si on le décortique pleinement. On notera son flow qui ne cesse de nous surprendre et quelques allitérations en « P » et en « L », par exemple. C’est surtout l’énergie insufflée à travers le micro qui marquera sa prestation. Au vu du contexte et du contenu, on peut estimer qu’il était en effet totalement sous drogue. Ce qui ne cessera de faire comprendre et d’affirmer à travers les lignes qu’il rappe dans ce morceau. Je pense également que l’idée était vraiment d’introduire son groupe et de ne pas forcément tirer la couverture vers lui pour les laisser s’exprimer, une sorte de gros freestyle à l’ancienne avant le bouquet final.

D12

Le second couplet suit immédiatement après celui de Shady et c’est Swifty McVay qui réalise une entrée fracassante, peut-être bien sa meilleure performance même. Et pour cela, il s’appuie sur le couplet précédent, un peu à l’image de la Scred Connexion, il intervient durant le couplet d’Eminem et répond presque à sa dernière phrase, et c’est brillamment orchestré. Son couplet entrera dans sa propre légende, car un an après, il samplera sa première phrase dans le morceau « Instigator » présent sur Devil’s Night de D12. Son flow et le trait particulier de sa voix ont aisément capturé l’attention de tous les auditeurs, au point qu’il était vite vu comme l’un des leaders techniques du groupe. Il se retire après ce couplet pour laisser le refrain nous envahir de nouveau.

Le troisième couplet est rappé par Bizarre, lui aussi, on peut parier qu’il pose son meilleur couplet. Étonnamment, il fait un effort sur le flow, il est plus dans le tempo et ne se contente pas de réciter une poésie sans queue ni tête. Le point culminant dans son couplet, c’est quand il répète à trois reprises « lettin’ the record skip » (laisser le disque sauter) et, en effet, la musique se coupe… et repart avec des scratchs qui illustrent un pont assez original et qui ramène cette touche hip-hop via des scratchs présente dans ce disque. Il convient surtout de souligner le quatrième couplet qui est interprété par l’une des plus grosses pertes du mouvement : Proof qui est décédé le 11 avril 2016. Son flow est à l’opposé de son compère qu’on vient d’écouter, il a une façon d’appuyer ses rimes qui marquent assez vite. Dans ce titre en particulier, il use beaucoup d’assonances avec la lettre « a » et tous les sons que cela peut produire. D’ailleurs, il possède le couplet le plus court tout comme Eminem. Sa technique peut également s’expliquer par le fait qu’il est le backeur de son meilleur ami et qu’il l’accompagne toujours en tournée. Les backeurs en concerts sont là pour épauler les rappeurs : ils peuvent finir les phrases, commencer certaines phases, motiver le public, faire des mises en scène… Tout ceci, en général, permet au rappeur de reprendre son souffle, d’économiser de l’énergie et de créer une réelle sensation live ainsi qu’une interaction comme s’il partageait à deux ou plus le couplet. De plus, il est et de loin considéré comme le meilleur du groupe et le seul à cette époque qui aurait pu rêver d’une carrière en solo. On y reviendra. Sinon, dans le contenu du texte, on est dans la continuité et dans le thème : hardcore.

Ensuite, c’est au tour de Kunivia de rapper. Son passage est assez bon, il y a quelques phases sympas et il marque également un point qu’il confirmera un peu plus tard. Enfin, arrive le sixième et dernier couplet, celui de Kon Artis, mieux connu aujourd’hui sous le nom de Denaun Porter/Mr. Porter. Sa carrière s’est principalement construite sous sa casquette de beatmaker. Il a produit pour 50 Cent, The Game, Snoop Dogg, Jadakiss, Royce Da 5’9… En plus de poser un couplet et/ou un refrain en même temps que ses prods avec les artistes signés, il a également collaboré au micro avec : Black Thought, Q-Tip, Big K.R.I.T, Bun B, Slim Thug, Tony Yayo, Pharoahe Monch, Freeway, Bishop Lamont, DJ Drama, Busta Rhymes, Ras Kass, Tech N9ne… Et c’est mérité, car il a une réelle capacité à créer de bons refrains et des beats assez bons, mais pas toujours réussis. De plus, il a pris une place hautement symbolique, car depuis la mort du meilleur backeur, c’est lui qui a pris le relais et qui accompagne Eminem sur scène. Pour revenir à la musique, son passage est correct, mais pas mémorable pour autant ; il continue sur la lignée de gangsta rap qui règne sur tout le morceau. Après son couplet, le refrain retentit une dernière fois. Pour être complet et conclure, à l’instar d’Xzibit sur BP2, Eminem va également faire une outro en représentant tous les membres de son crew.

Pourquoi se priver d’un dernier doigt d’honneur ? C’est ce qu’il nous offre avec le dernier titre de l’album « Criminal« . Au bout de 18 morceaux, il faut bien conclure. C’est aussi avec ce morceau que je vais conclure toute la partie « Marshall Mathers LP« . Ce ne sera pas évident de faire court en parlant de ce nouveau hit tant il y a à dire. Concernant le beat, il a été créé par Jeff Bass (F.B.T.), ce dernier jouait comme souvent en studio et Eminem a entendu ces frénétiques notes de piano qui l’ont de suite inspiré. Arrivant en fin de course pour cet album, Em’ a réalisé qu’il n’avait pas de morceau « Give A Fuck« , alors il fallait en créer un. Tout comme sur Slim Shady LP, le dernier titre se nomme « Still Don’t Give A Fuck » et possède une introduction, il fallait absolument recréer ce schéma. Ce qui explique pourquoi le titre est placé en dernier ; accessoirement, il résume très bien l’album. Autre anecdote : l’introduction a été rajoutée après la réalisation du morceau pour, encore une fois, respecter la continuité du thème.

Alors qu’il a écrit le refrain en partant juste du mot « criminal » inspiré par le piano, il a ensuite écrit deux couplets en vingt minutes, il n’avait pas réussi à écrire son troisième couplet en studio. Il rentre le soir même à la maison et livre ce dernier couplet, mais ce n’était pas le plus compliqué dans l’histoire ! Il le dira dans son fameux livre « Angry Blonde » : la partie la plus compliquée fut l’interlude du titre. En effet, même Dr. Dre, qui était présent durant la session d’enregistrement, en a eu marre et s’est tiré avant de dire « Fait chier, je me casse« . C’est donc l’homme de main du doc, Mel-Man (visiblement bourré), qui a eu le dernier mot sur cet interlude entièrement conçu par Eminem. Le titre sample des effets spéciaux de films hollywoodiens dont Scream 2.

C’est également le dernier morceau produit par la SP1200 utilisée par le rappeur, ensuite il investira dans une MPC3000 pour créer ses beats. Il confiera également le fait d’avoir travaillé sur la SP1200, qui était analogique, a donné une sonorité particulière à l’album.

Dans l’introduction, il s’indigne devant les « stupides questions » que les gens lui posent comme les meurtres ou les viols qu’il décrit… Il trouve tout cela tellement absurde qu’il ironise en disant qu’il est un criminel. Il est à déplorer que les auditeurs (journalistes, fans…) n’ont pas compris que son alterego Slim Shady dit tout ce qu’il lui passe par la tête. C’est un personnage fictif, donc ses propos, aussi fous qu’ils soient, ne peuvent prendre place dans la vraie vie. C’est la fiction, de la musique, du divertissement. Et comment il répond aux critiques ? Avec encore plus de violences dans ses propos, et ce, dès le premier couplet en s’attaquant très fermement à la communauté LGBT. Au lieu de s’excuser pour ses paroles homophobes, il décide d’être si ridiculement homophobe qu’aucune personne saine d’esprit ne peut croire que ses paroles reflètent ce qu’il ressent dans la vraie vie. De plus, il a clairement fait savoir qu’il n’avait aucun problème avec les homosexuels dans sa vie personnelle en se produisant avec Elton John et en soutenant le mariage gay, mais les accusations d’homophobie persistent. Ce qui lui permet de placer quelques jeux de mots quand il dit qu’un gay peut dire « je veux le tenir par les couilles », ce qui signifie avoir le dessus sur quelqu’un, lui donner des ordres. Or, pour Em’, c’est impossible que quelqu’un lui dicte sa conduite, sa carrière musicale en est le meilleur exemple.

Techniquement, le premier couplet possède une structure de rimes complexes et diablement efficace, car il le rappe à la perfection. L’instru ne m’a jamais vraiment convaincu, la boucle de piano reste facilement en tête, mais elle ne m’entraine pas comme elle devrait le faire. Elle manque de variations et de moments clés, à mon sens, et je n’y adhère pas. En revanche, le flow de Shady est incroyable. On retrouve le style utilisé plus tôt dans « Kill You« . Il prend la voix de personnages fictifs, utilise des effets divers et variés pour modifier sa voix et surtout, il ne cesse de casser le rythme de la chanson. Il appuie beaucoup ses rimes, notamment celles avec les « i », ainsi le titre devient presque un film audio, on écoute tout en synthétisant mentalement ses ironiques métaphores.

Marshall Mathers LP

Le deuxième couplet démarre également très fort, car d’après l’artiste lui-même : « Ma mère broyait LITTERALEMENT le DVD du film « Speed » et les sniffait. » Dans le texte, ça donne ça :

"The mother did drugs, hard liquor, cigarettes and speed
The baby came out, disfigured ligaments, indeed
It was a seed who would grow up just as crazy as she
Don't dare make fun of that baby, 'cause that baby was me"



" La mère se droguait, buvait de l'alcool fort, fumait des cigarettes et prenait du speed (amphétamine).
Le bébé est sorti, les ligaments défigurés, et en effet
C'était une graine qui grandirait aussi folle qu'elle.
Ne vous moquez pas de ce bébé, parce que ce bébé, c'était moi.
"

Les textes sont forts, mais cela permet de pleinement saisir l’homme et le personnage. Il attribue son immaturité à l’absence d’une bonne éducation lorsqu’il était plus jeune, il est assez dur avec ses deux parents et les rend souvent responsables de sa personnalité erratique qui a contribué à sa réputation de « criminel ». Comment il peut grandir, alors qu’il n’a jamais été élevé ? Sa mauvaise éducation est devenue un problème à partir du moment où il a atteint la puberté et qu’il est devenu un adolescent en colère. C’est à ce moment-là qu’il s’est mis à rapper et qu’il a enfin découvert un exutoire qui lui permettait d’évacuer sa rage. Dans la fin du couplet, il tente encore une fois de tuer Dr. Dre… Selon Em’, c’est sa cinquième tentative, je ne sais pas à quels titres il fait référence, mais il est évident qu’il aime chambrer son mentor. Ensuite, on assiste au fameux interlude entre le deuxième et le troisième couplet où le rappeur est en train de commettre un braquage, tandis que le refrain tourne en arrière-plan. Bien que son chauffeur (Mel-Man) l’ait averti de ne tuer personne et que la caissière (Lisa Zee) l’ait supplié, Shady lui tire dessus après avoir reçu l’argent, puis la remercie en s’enfuyant. Ce sketch est repris sur la piste 2 de la suite de cet album, The Marshall Mathers LP 2 (2013). Le nouvel interlude reprend là où le premier s’est arrêté. C’est peut-être un clin d’œil au film Kalifornia de 1993 et à la scène où Brad Pitt braque une station-service et promet de ne pas tirer sur le caissier, mais il le fait quand même.

Étant le dernier couplet du morceau et de l’album, il se devait d’être à la hauteur du monument. Souvenez-vous, nous sommes en train de clôturer l’un des meilleurs albums de rap de l’histoire et même plus. C’est le point final, le moment tant redouté et tant attendu à la fois pour avoir droit à une magistrale conclusion. Inutile d’en dire plus, la vidéo met en lumière les rimes importantes et autres jeux de mots. On comprend aisément à la fin de ce morceau que tout ce qu’il raconte n’ est que des idées folles de son alterego Slim Shady et qu’en les prenant au sérieux, on joue naïvement son jeu. Et il s’en servira dans ses prochaines chansons, car ça le nourrit également.

Maintenant, qu’on aime ou pas Eminem, qu’on aime ou pas son style, cet album est indiscutable. Il a eu une portée inimaginable, il a largement dépassé le statut d’album de rap, des morceaux comme « Stan« , « The Way I Am » ou « The Real Slim Shady » ont fait le tour du monde et touché beaucoup de générations différentes. Il fait partie de ces albums qu’il faut écouter au moins une fois dans sa vie si on aime un tant soit peu la musique ; la simple richesse de l’œuvre suffit pour apprécier son contenu. Il n’est pas nécessaire d’analyser toute la technique de son art pour en saisir la substance, c’est tellement varié qu’il y en a pour tout le monde. Il a su allier un côté « hip-hop » (de mémoire, il ne le fera jamais aussi bien sur un album) avec les scratchs, des sons et des feats plus street, certaines ambiances sur ses couplets… Avec un côté « mainstream » involontaire, comprenez par là qu’il y a des musiques (un peu) grand public, mais qui restent fidèles au rap. Il n’y a pas de sonorité R’n’B, alors qu’à l’époque c’était à la mode et c’était la porte ouverte au succès, il n’y a pas de piste pour les clubs ou les DJ’s, et c’est aussi une de ses forces. Rester fidèle à lui-même tout en faisant de la musique qui peut toucher des millions de personnes par leur message, par leur ambiance ou par leur singularité. Sur cet album-là, il le réalise à la perfection, car sur « The Eminem Show« , on peut lui reprocher d’être tourné « pop », le rendant plus accessible, mais c’est un autre article.

Je peux le dire sans sourciller : j’ai écouté des milliers et des milliers d’albums allant du Queensbridge à Sacramento, de Chicago à Portland, d’Oklahoma à Denver en passant par le rap Fr et international… Et ce depuis que j’ai 11 ans (je viens d’en avoir 38), et cet album se classe dans le top 3 pour moi. J’ai exposé à travers 3 articles riches et fournis, sourcés et argumentés pourquoi les grands classiques du Rap ne peuvent le détrôner malgré leurs intrinsèques attributs. Je ne suis ni une groupie d’Eminem ni un nostalgique coincé dans le passé, j’expose des faits tout simplement. Je sais également qu’il y a énormément de préjugés sur Eminem, et il serait dommage et regrettable de passer à côté, pour ceux qui le découvrent aujourd’hui ou l’ont découvert après ses années fastes ; vous aurez peut-être du mal à comprendre. Il faut prendre en compte qu’après 2004, la qualité de ses projets n’a cessé de diminuer, bien que certains méritent des éloges. On parle juste du meilleur rappeur de l’histoire (sur le plan technique au moins) qui est à son apogée, comment cela peut en être autrement ? Sa créativité, son ingéniosité, sa science de la rime, son envie de prouver qu’il est le meilleur et qu’il peut réussir en tant que « blanc » dans un style de musique dominé par des Afro-Américains lui ont fourni les ressources nécessaires. En mon humble avis, il faut le voir comme certaines personnalités et talents qui naissent une fois tous les X années. Et je pense à des personnes comme : Bruce Lee, Michael Jackson, Louis De Funès, Messi… J’ai dit ce que j’avais à dire jusque-là, je serai curieux de lire vos commentaires et vos avis.

Rédigé par Fathis

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