Si on devait rentrer l’artiste Quelle Chris dans une case, cela serait tout bonnement impossible. Chanteur, beat-maker, acteur, producteur ou encore poète, sa carrière est autant protéiforme qu’éclectique.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, on le retrouve impliqué dans des films à très gros budgets, toujours engagés, tels que le magnifique et nécessaire « Judas And The Black Messiah » (!!!), sorti en 2021, réalisé par Shaka King et avec Daniel Kaluuya, sur l’affaire de l’assassinat de Fred Hampton, le leader des Black Panthers de Chicago et de l’Illinois, fomenté par l’informateur du FBI William O’Neal.
On retrouve encore Quelle Chris dans la série Viceland « Dany’s house » en 2019 ou encore dans le court métrage « LaZercism » sorti plus tôt en 2017 et qui gagnera un prix en compétition lors du Festival de cinéma d’auteur américain de Sundance en 2018. On note d’ailleurs qu’il retrouve l’acteur LaKeith Stanfield dans « Lazercism » et dans « Judas and the Black Messiah », dans lequel il joue le second rôle. Ainsi, Chris a entrepris une carrière dans le milieu du cinéma en complémentarité de sa carrière musicale, étant donné que l’une donne sens à l’autre : l’image n’est-elle pas le corolaire du son, et inversement ? Le cinéma en est la meilleure preuve, ne parle-t-on pas justement d’« audio-visuel » à son sujet, et à juste cause? Et on retrouve un dénominateur commun entre ces deux activités, c’est leur dimension militante.
Mais revenons-en à notre sujet, la musique. Quelle Chris s’est fait remarquer dans divers milieux du champ musical, comme le punk-rock, l’abstract-soul, le rap bien sûr mais aussi la poésie. Aussi bon en tant que compositeur qu’en tant que chanteur, Quelle est un puriste, et il a dédié sa vie à son Art, la musique, en veillant à lui donner du sens, et une certaine profondeur philosophique s’en dégage indéniablement. Il me fait penser, à bien des égards, à Billy Woods, à propos duquel je vous renvoie à ma dernière chronique / portrait qui portait sur son dernier album, le magistral Aethiopes.
Si on commence d’abord tout simplement par se pencher sur son nom, on en apprend déjà beaucoup sur lui : « Quelle », de l’allemand « source », et « Chris », son prénom, on comprend d’emblée qu’il n’est pas là pour chômer et qu’il souhaite remonter aux sources, aux origines, « foundation style », avec un rap conscient et engagé.
C’est très intéressant d’analyser ce choix de blaze, car Quelle, « la source », c’est l’origine, ce sont les fondements, or monter à la source, c’est remonter la cause des choses. Et remonter la cause des choses, c’est au fondement de la constitution de l’esprit humain : pour comprendre le monde qui nous entoure, « les choses », et pour se connaître soi-même et se comprendre, B.Spinoza, le célèbre philosophe juif hollandais, défendait le fait qu’il faille remonter la cause des choses, répondre à la question « Pourquoi, pour-quoi » les choses sont ainsi, « pour-quoi » je suis moi (car selon lui, c’est la clé de la liberté et du bonheur, tenez-vous le pour dit, et ça n’est pas la peine de me remercier, c’est cadeau).
Ainsi, remonter aux origines des choses, aux origines de soi, semble être la clé de la compréhension, et, in fine, on peut l’espérer, de l’épanouissement personnel et de la réussite, et Quelle Chris l’a bien compris. Je ne sais pas s’il a lui-même lu Spinoza mais cela ne m’étonnerait pas ! Et il est très intéressant de l’écouter revenir sur son cheminement et les questionnements existentiels qui ont pu jalonner sa vie d’artiste autant dans ses albums que dans ses interviews.
Né en 1984 à New-York sous le nom de Gevin Christopher Tennille dans une famille de « Détroiters », autrement dit originaire de Détroit, Chris va faire le choix d’une vie d’artiste et de nomade. Et cela, il le doit, semble-t-il, à son enfance, durant laquelle toute sa famille voyage énormément et suit le père de famille, qui est designer de chaussures, et dont le métier leur fait découvrir le pays dans toute sa diversité et sa variété. Le voyage est donc inscrit dans son ADN, et ses divers déménagements, plus jeune, mais aussi plus tard en tant qu’adulte, vont le nourrir de rencontres et d’expériences qui vont toutes contribuer à construire l’artiste unique et authentique qu’il est devenu.
En effet, Oakland, Los Angeles, Saint Louis, Chicago, et aujourd’hui à nouveau New-York, c’est avant tout la musique qui l’a guidé, jusque dans ses choix et orientations géographiques (oui, oui, je sais, « c’est la musique qui guide mes pas », c’est cadeau, vous l’aurez dans la tête pour la journée). On imagine ce que des villes telles que Saint Louis, Chicago ou New York peuvent apporter à un jeune artiste en termes d’inspiration et d’ambition…
Lors de la conception de l’album « Being you is great, I wish I could be you often » (« Devenir toi c’est génial, j’espère que je pourrais l’être encore plus ») à New York, Quelle Chris va collaborer notamment avec Jean Grae, une vétérane du hip hop underground new-yorkais touche-à-tout très douée et réputée dans le milieu. Une rencontre qui va apporter énormément à Quelle, et pas uniquement apparemment, étant donné qu’ils se marieront suite à cette première collaboration. Ils concevront d’ailleurs un autre album uniquement eux deux intitulé « Everything is fine ».
C’est au milieu des années 2000 qu’il commence à faire parler de lui dans sa ville de prédilection, Detroit : soutenu par DJ HouseShoes et le collectif « Wasted House », il se fait alors remarquer, notamment par des gars comme J. Dilla et Proof (D12), issus de la même ville, peu de temps avant la disparition du grand J. Dilla (Rest In Power Legend !).
Quelle Chris va se construire à la force du poignet, au gré de ses pérégrinations et rencontres dans le pays qui vont grandement l’inspirer par la suite. Autrement dit, pendant ces années, « il fait ses classes », il se cherche en tant qu’artiste jusque 2011 et l’album « ShotGun and Sleek Rifle » qui est l’album qui lui apportera enfin la reconnaissance de ses pairs et qui lui offrira un début de véritable notoriété dans le milieu.
Mais la reconnaissance du public tardera un peu plus, il faudra attendre 2017 et l’album « Being you is great, I wish I could be you often », et « Everything is fine », autrement dit, c’est sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme qui semble avoir été décisive dans la vie de Chris, et il le reconnait lui-même. Il a donc connu des bas avant de connaître des hauts, et ça n’est pas une mauvaise chose en soi, bien au contraire.
Car un artiste exprime des émotions et un regard sur le monde, or cela sous-entend de l’avoir un minimum expérimenté pour le percevoir en tant que tel et, de ce fait, avoir de la matière sur laquelle se baser pour en proposer une retranscription originale et légitime tout en y sculptant sa propre identité artistique. En effet, une identité artistique c’est un univers qui nous est propre, une certaine lecture du monde, une couleur, un filtre qu’on pose sur le monde et qu’on soumet à son prochain. Et donc, l’expérience et la nécessité, autrement dit la galère, créent les conditions, autant idéales que nécessaires, à la fondation d’une identité artistique crédible et authentique.
Et Quelle Chris ne va pas lâcher ses objectifs, il va faire des choix assez radicaux pour pouvoir s’offrir les moyens de ses objectifs, car sa trajectoire est loin d’être linéaire, mais c’est paradoxalement ce qui va en faire toute la richesse et l’éclectisme. Tous ces évènements, galères, leçons de vie, mais aussi toutes ces rencontres galvanisantes, vont pleinement contribuer à bâtir, au fur et à mesure, chez lui, une philosophie de vie autant spirituelle que pragmatique. Apprenant à concilier exigences artistiques et pragmatisme, ou, autrement dit, apprendre à vivre de son art sans pour autant se fourvoyer. Et l’équation est loin d’être évidente, c’est quelque chose de récurrent chez tous les artistes, spécifiquement dans l’indé, l’underground. Il est très pragmatique dans ses choix et très objectif dans ses auto-jugements « there‘s things you do for the heart, and other things you do for the money ! » n’hésite-t-il pas à sortir lors de son interview chez Fader en 2017 pour la sortie de l’album « Being you is great, i wish i could be you more often ».