HipHop sans frontières

[Chronique] Prince Fellaga - Mystic

01. Retour à la vallée des rois feat cassidy (X-Men)
02. Lumumba
03. Vision feat Dany Dan
04. Acrylique
05. Graveyard feat Planet Asia
06. Pécheur prit dans le filet
07. Mystic Messengers feat Faf Larage
08. Criminal Serenade
09. Le salaire
10. Pratique des arts occultes
11. Sauron feat Roi Heenok & 9 Kinetic (Killarmy)

Localisation : Agen/Marseille, France

Année : 2024

Un vent de fraicheur souffle sur l’actu du rap jeu en ce début d’été 2024. Dans un contexte politique et social hors norme, teinté de doutes, de haine et de rejet des différences, assistant au retour d’un racisme décomplexé, l’album « Mystic » de Prince Fellaga arrive à point nommé et fait beaucoup de bien. Prince Fellaga distille intelligemment des sentiments de fierté et d’espoir par ses textes engagés, directs et radicaux.


Un projet de 11 tracks toutes aussi profondes et puissantes les unes que les autres, que ce soit du point de vue des prods de Ian Jones (track 1 à 6 et track 9), Just Music Beats (track 7 et 8), Inch Beat (track 10) et Tommy Illsampler (track 11), que des feats d’envergure qui accompagnent le Prince tout au long du projet, ou de la qualité des lyrics et des thèmes abordés. Introspection, motivation, quête de l’identité et revendication de l’importance et de la richesse des racines, textes anti-coloniaux et anti-racistes dénonçant les affres et les paradoxes de notre époque, le spectre abordé dans cet album est aussi vaste qu’il est d’actualité.


Entouré d’artistes de la Streetarterie, solide crew de graffeurs du 47, Prince Fellaga a souhaité aller au-delà de la dimension purement sonore et musicale qu’impose la musique pour proposer toute une ambiance visuelle dans le style des bandes dessinées des Comics américains. En attestent la jaquette créée par Auré GFX et Hentitan, particulièrement bien travaillée et qui reprend tous les codes du genre, ou encore la collection de visuels composés et pensés en l’honneur de chaque artiste du projet mystifié sous la forme de super-héros par le duo de street artistes ou encore les choix graphiques des clips accompagnant le projet. L’univers artistiquement exigeant de la Streetarterie apporte un plus qualitatif indéniable à ce projet et vient lui donner toute sa forme graphique.


Un album qui se veut complet, travaillé avec détermination et souci du détail, autant du point de vue du fond que de la forme, accessible sur le Bandcamp de Prince Fellaga, en format CD ou MP3. Alors n’hésitez pas à soutenir ce projet !

Prince Fellaga est présent sur la scène rap française depuis plus de vingt ans, et cela se ressent à l’écoute de l’album ainsi qu’à la qualité des protagonistes investis dans le projet. Tout d’abord, il faut parler du beatmaker à l’origine de la majorité des prods présentes sur Mystic, Ian Jones, qui n’est autre que le cousin du Prince ! Un travail de famille donc ! Ian a déjà fait parler de lui pour ses compositions enivrantes, particulièrement graves et lourdes, en faisant ses débuts avec l’artiste américain Gustavo Louis, notamment en lui composant les beats de sa mix tape « The masqued rider tape » ou encore certains de ses tracks tels que « Malcom X with the perm » ou encore « Narco Affair », tous dispo’ sur son Bandcamp. Un jeune compositeur français international, plein d’avenir et de ressources, et qui n’a pas fini de faire parler de lui, un artiste à suivre de près donc. Il fait d’ailleurs la preuve de son génie musical et sa capacité à s’adapter aux artistes avec lesquels il travaille dès la première track de l’album, « Lumumba ».

A noter que tous les cuts de l’album sont signés DJ Dooble Tee, grand compagnon de route du Prince, présent sur quasiment tous ses projets. Dooble nous gratifie de ses cuts chirurgicaux et old school qui viennent habiller avec subtilité et nervosité l’ambiance musicale de l’album pour y ajouter une touche authentique sans pour autant en dénaturer l’ensemble.

Et que dire de la ribambelle d’artistes invités qui participent à ce projet, tous autant reconnus que légendaires ? Rappeurs français iconiques tels que Cassidy des indétrônables X-Men, les parrains du rap jeu français, ou encore Dany Dan, d’aucun diront qu’il est le meilleur emcee de l’hexagone, issu du groupe pionnier des Sages Poètes de la Rue. Sont aussi présents sur l’album, Faf Larage, frère de Shurik’n et artiste de la sphère du groupe marseillais historique IAM, mais aussi le sulfureux, irrévérencieux et décalé Roi Heenok, de la Rive Sud de Montréal qui délivre une prestation hors norme sur le projet.

Rappeurs américains, avec la présence de Planet Asia, artiste de renom dans le milieu du rap indie, reconnu pour sa plume efficace et engagée, mais aussi Kinetic 9 des légendaires Killarmy, un des premiers groupes affilié au Wu Tang Clan. Le Line Up de cet album est aussi incroyable qu’éclectique, ce qui ravira tout amateur de rap…

Prince Fellaga

Lorsque l’intro de votre album est assurée par un emcee d’envergure tel que Cassidy du groupe mythique des X-Men, on peut se rassurer sur la qualité et le sérieux de ce qui va suivre. Son acolyte Hill G était, quant à lui, présent sur le dernier album du Prince « Pratique des arts profanes », on peut ainsi dire que la boucle est bouclée. Cassidy, fidèle à la légende lâche un texte d’une profondeur philosophique et empirique rare sur ce track intitulé « Retour à la vallée des Rois ». Un clin d’œil à peine caché au morceau légendaire des X-Men, « Retour aux pyramides », souvent cité comme LE morceau de référence du rap français. Cassidy envoie du lourd avec des punchs du style « Ma carcasse est terrestre, mon âme est céleste » ou encore cette diatribe métaphysique digne des meilleurs concepts du grand philosophe français Henri Bergson ou encore de Karl Jung

« Les mots comme connexion à l’impalpable
Développent mon champs électro-magnétique
Et je mets de la discipline pour acquérir la liberté, mais la vraie liberté ! ».

Waw, quelle densité philosophique au sein de ces deux punchlines ! La connexion entre matière et esprit, la réflexion autour du concept de liberté, tellement galvaudé par notre société capitaliste, matérialiste et individualiste. Ce que nous dit Cass’, c’est qu’être libre, c’est être soi, et pleinement soi, et cela passe d’abord par la maîtrise et la connaissance de soi. Liberté n’est pas indépendance ! Une belle leçon de vie. Puissant, on sent la maturité d’un ancien bourré d’expérience qui revient de loin et qui a digéré son parcours, sans pour autant l’avoir clôturé, la preuve !

S’en suit le morceau « Lumumba », en hommage au 1er président du Congo libre et décolonisé, trahi par les siens, un certain Blaise Compaoré, qui régnera sans partage et sans pitié sur le pays durant 27 ans avant d’être condamné à perpétuité pour ses dérives dictatoriales. Patrice Lumumba est un mythe en Afrique, martyr de la cause décoloniale, il sera cruellement assassiné par les services secrets belges et dissout dans un baril d’acide suite au coup d’État de son bras droit Compaoré. On retrouve des références cinglantes à ce personnage historique hors norme, telles que :

 « J’ai l’Afrique dans le cœur comme Lumumba »

« Contamination comme l’Islam d’Ankara, Ils veulent me faire sauter comme Lumumba ».

Ankara étant la capitale turque, analogie au temps des ottomans maîtres du monde et d’une partie de l’âge d’or de l’Islam. Un hommage à la décolonisation et à la reprise en main d’une Africanité sacrifiée sur l’autel de la domination et de la déshumanisation, violée, censurée et dévalorisée par des siècles d’esclavage et de colonisation. Lourd ! On retrouve ici le Prince dans un de ses exercices favoris, le rap engagé, vecteur d’élévation des consciences tel qu’il fut prophétisé à ses débuts (et peut être fantasmé ?). La plume affutée comme jamais, le Prince délivre un texte avec un message concis, sans langue de bois et exigeant, critiquant ce paternalisme néo colonialiste de notre époque, héritage de ces années d’aliénation et d’exploitation de l’homme par l’homme.

Avec des termes sévères et sans concession, il rend toute sa fierté et sa splendeur à l’identité africaine et musulmane, un bel hommage au panafricanisme et à la pensée décoloniale. On navigue de punchline en punchline, toutes plus explosives les unes que les autres : 

«  Ils me voient tous courir dans la brousse avec une feuille de bananier sur le zgueg, nous nourrissant de couscous »

ou encore

« Pas de Bassem (influenceur reubeu et pro Zemmour particulièrement véhément) «dans mon clan, pas de bassesse dans mon plan »

mais aussi

« Ils t’apportent la civilisation, fermes ta gueule petit con
« Pauvres africains, ils se prennent pour les descendants des pharaons »…

Que dire de ces mots en ces temps de racisme désinhibé et revendiqué auxquels nous assistons avec cette montée inquiétante de l’extrême droite dans notre pays mais aussi plus largement dans le monde ?

Prince Fellaga, encore une fois, nous donne matière à méditer et peut-être même nous engager… Un Stéphane Hessel de son temps, « Indignez-vous !!! ».

Le projet enchaine sur le feat avec Dany Dan, « Vision ». Une belle collaboration au sein de laquelle chacun fait honneur à sa discipline et sa renommée. En tant qu’amateur de rap, on ne peut que se réjouir de retrouver Dany en si bonne forme, après la sortie remarquée de son dernier album « Pièces montées », produit par l’imposant Kyo Itachi. On le retrouve ici pour un couplet de qualité qui permettra aux anciens de retrouver le flow légendaire du sage po qui a bercé notre adolescence, et aux plus jeunes de découvrir le niveau de technique qu’ont toujours imposé les anciens dans le rap jeu. « Visions » porte un message de motivation et d’espoir, faisant le trait d’union entre la old et la new school avec des samples dancehall et rap old school américain pur East Side, respectivement en ouverture et clôture du track. Les deux compères s’inscrivent dans une longue réflexion s’interrogeant sur l’articulation de la réussite malgré la condition sociale, un vrai texte existentialiste d’une importance insoupçonnée : on fait le deuil de toute forme de victimisation ou de discrimination positive pour poser la recette d’une réussite et d’un épanouissement personnel construit à la force du poignée et d’une abnégation de mise. On retrouve à nouveau ce thème de l’identité, de la fierté et de l’agir sans tomber dans le moralisme ou le paternalisme pour autant. Explosif et revigorant !
S’en suit « Acrylique », toujours sur un beat de Ian Jones, qui distille au grès des intros de tracks des références puissantes, qu’elles soient culturelles ou politiques, et ce track ne fait pas exception… Fellaga pose un texte poétique et obscur :

« Symphonie divine, la pensée mystique,
Nos vies se dessinent avec de l’acrylique,
Après des litres et des litres, white and black spirit »

« En quoi tu crois ? L’invisible, la matière ?
Le bourgeois, le prolétaire ? ».

Réussir à articuler la pensée marxiste à l’esthétisme pur de la poésie, c’était osé, casse gueule, mais c’est totalement réussi !!! On navigue entre spiritualité et matérialisme, entre croyance et connaissance, religion et philosophie… La preuve que les deux ne s’opposent pas uniquement mais se complètent et se nourrissent aussi, comme beaucoup ont tendance à l’oublier dans nos sociétés modernes occidentales cartésiennes et athées ! Le tout est agrémenté des cuts solides de Dooble Tee, porteurs, eux aussi, de messages forts, revendiqués entre deux scratchs tels que : « Ma vision intérieure se clarifie », qui viennent appuyer et valoriser la pensée délivrée sur le track, ajouter une touche, une couleur supplémentaire à la palette poétique et lyricale que nous propose ici le Prince.

Le track suivant n’est autre que le fabuleux feat avec le rappeur américain engagé Planet Asia, un des morceaux les mieux réussi du projet, avec « Vision » et « Sauron ». Planet apporte une note de fraîcheur et de diversité linguistique très bien pensée, et qui s’agglomère parfaitement à l’harmonie globale du projet complet. Ce morceau, ainsi que le feat avec Roi Heenok et Kinetic 9 sur « Sauron » donnent à eux deux une dimension internationale non négligeable à ce projet séduisant travaillé en profondeur. Le beat noir et obscur produit par Ian Jones illustre à merveille le thème tout aussi noir de ce « Graveyard », qu’on peut traduire par tombe ou pierre tombale en anglais.

A la suite, le track « Pêcheur pris dans les filets » respecte ce ton obscur qu’embrasse le projet, un morceau d’une profondeur impressionnante. Difficile de rester de marbre à l’écoute du sample du célèbre discours de l’Abbé Pierre à la radio lors de ce terrible hiver meurtrier de 1954 devenu culte depuis :

 « Ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, et laissant celle des autres vide, et qui ayant tout, disent avec une bonne conscience, nous qui avons tout, on est pour la paix (…) et quand le soir, dans vos belles maisons, vous allez embrasser vos enfants, au regard de Dieu, vous avez surement plus de sang sur les mains que n’en aura jamais le désespéré qui a pris les armes pour sortir de son désespoir ». 

Des mots puissants et intemporels, qui résonnent particulièrement en ces temps de crise sociale, d’élargissement indécent des inégalités et d’actes génocidaires, corrompus par la bonne conscience occidentale et la rhétorique des médias et des politiques… Ce discours est accompagné d’un texte spirituel faisant référence aux valeurs humanistes que la foi peut véhiculer et inculquer aux croyants, quel que soit le culte. Ici, en l’occurrence, c’est sur sa foi islamique que Prince Fellaga s’appuie. Un engagement particulièrement fort de nos jours où toute approche du fait religieux s’apparente au séparatisme et au jugement de valeur, condamné à la marginalisation. Et ce simple sample en dit long sur l’engagement artistique, spirituel et politique du Prince qu’on retrouve tout au long de cet album.

Le Prince continue son cheminement sur « Criminal Serenade », invitant le légendaire marseillais Faf Larage sur un beat de Just Music Beats s’articulant autour d’une boucle de guitare électrique osée, aussi bien sentie que bien distillée. Point d’apologie aux gangsters ici, mais plutôt une subtile vrille s’axant sur l’idée selon laquelle « Le savoir est une arme ». Propre, intelligent et pertinent.

S’en suivent ensuite « Le salaire » sur un beat de Ian Jones, puis « Pratique des arts occultes » sur un beat de Inch Beats, deux tracks où on retrouve Prince Fellaga en solo, déversant sa poésie à la fois mystique, engagée et pragmatique. On retrouve avec « Le salaire », cette philosophie marxiste chère au Prince, qui nous parle d’inégalités et d’aliénation au travail, de marchandisation du travail par le salaire, le prolétaire se vendant contre un salaire : « La fumée, c’est le salaire » revendique-t-il.

Belle analogie à l’idée marxiste selon laquelle le salaire est pensé pour rendre le travailleur dépendant de son taf, fait pour être dépensé et certainement pas épargné. Le travailleur doit seulement pouvoir régénérer sa force de travail grâce à son salaire afin de pouvoir continuer de produire et enrichir son patron, sans pour autant gagner suffisamment pour être indépendant, afin de s’assurer qu’il revienne au charbon tous les matins. Puissant et limpide, propre… le Prince arrive à synthétiser cette pensée au sein d’un track particulièrement esthétique, fort, anti capitaliste et résolument engagé. On retrouve ici la marque de fabrique de Fellaga et ça fait du bien aux oreilles et à l’âme !!!

Le projet se termine en beauté, sur le BANGER de l’album, avis totalement subjectif mais reposant sur des critères chers à tout amateur de rap. Commençons par citer l’invité de marque sur ce track intitulé sobrement « Sauron », qui n’est autre que l’inclassable et unique Roi Heenok. Prince Fellaga l’invite à poser une intro, et quelle intro ! On retrouve cet univers propre au Roi, dont Freeze Corleone himself se revendique l’héritier… On retrouve d’ailleurs dans ce titre tout l’univers du répertoire cher à Freeze, entre pensée géopolitique radicale assumée et dénonciation sans retenue. Le Roi mais aussi le Prince disent les termes sur ce track qui clôture ce projet avec une verve puissante et explosive.

Un morceau qui donne de la force ! On appréciera la dénonciation sans hésitation qu’ose le Roi concernant des thèmes sulfureux tels que le génocide des palestiniens par le gouvernement d’extrême droite israélien, ou encore la collusion entre Capitalisme et Fascisme durant la période nazie. Et ça fait du bien, ce genre de texte radical , claqué en toute impunité sur un beat à la hauteur de l’engagement des deux compères.

« Sauron » vient secouer la bien pensence dans laquelle nous nageons, moraliste à souhait, intolérante et excluante au sein de la patrie des « Je suis Charli ». Chacun se fera son opinion sur la prestation de Roi Heenok, mais quand on connait l’Histoire mais aussi le personnage, on sait prendre cela au second degré tout en saisissant parfaitement la portée de ses obus rapologiques enchaînés les uns après les autres le temps d’une intro… L’Histoire est écrite par les vainqueurs nous disait le philosophe italien anarchiste et antifasciste Antonio Gramsci, torturé et assassiné dans les geôles italiennes du père du fascisme, Benito Mussolini. Bref, gros banger ! Le Roi rencontre le Prince, et la boucle est bouclée, à nouveau.

A présent, il ne vous reste plus qu’à vous précipiter sur cette pépite rare de contre-culture à la fois poétique et philosophique tellement savoureuse et qualitative. Enjoy Fam’ !!!!

Rédigé par Mehdi Malah a.k.a Ranking Sarazin

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