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Portrait : Shurik'n - L'ombre du rap français [Partie I]

Crédit photo : Kasper

Une lame affutée depuis la naissance

Shurik’n est né en 1966 à Miramas, près de Marseille. Depuis toujours, il s’intéresse au monde asiatique, le taoïsme et les arts martiaux. Il pratique lui-même le kung-fu et l’aïkido entre autres. Nous avons déjà traité des liens entre les arts martiaux et le Hip Hop via 3 articles à retrouver ici :

D’autres suivront par la suite. Shurik’n fait très souvent des parallèles entre les arts martiaux et le rap, il y a beaucoup de points communs entre ces deux arts. Depuis son plus jeune âge, il apprécie la musique en général et c’est en 1983 qu’est née sa passion pour le Hip Hop. Il visionnera le clip « Street Dance » de Break Machine et entre dans le mouvement via la danse. Il rappe dès l’année 1986 et rejoint le groupe B-Boy Stance en 1987 qui sera connu dès 1988 sous le légendaire nom d’IAM. En 1998 et fort de tous ses succès avec son groupe, il sort son premier album solo « Où je vis » qui figure comme l’un des tout meilleurs albums de rap français. Concernant un artiste solo issu d’un groupe, c’est sûrement dans le top 3 de l’histoire en France, clairement. C’est sur cet album que je vais centrer mon premier article. Plus tard, je reviendrai plus explicitement sur son apport avec IAM, ses autres albums solos et ses collaborations.

Aujourd’hui, on salue un peu tout et n’importe quoi comme album ou comme artiste. Soit par nostalgie, soit sous l’effet de la nouveauté ou par totale ignorance. Quand on parle d’un classique, celui de Shu’ en est clairement un. Il est sorti en 1998 et aujourd’hui encore, on peut l’écouter d’un trait ou s’écouter les titres séparément dans des playlists et on ne voit aucune différence avec un album de 2024. Si, celle qu’on voit, c’est la différence flagrante de qualité entre son œuvre et celles des autres. Non seulement le rap français, mais l’ensemble du rap marseillais lui doivent une fière chandelle pour cet album qui a fini (ou presque) d’inscrire le nom de la cité phocéenne à l’échelle nationale en 1998.

Où Je Vis

L’âge d’or du rap marseillais s’est étendu sur une période allant de 1997 à 2004 environ. Ensuite, il connaît un déclin pour renaître plus tard, mais sous une toute autre forme et bien différente de cette fameuse ère. Je remercie mes parents de m’avoir donné vie à cette époque si importante dans le rap. Étant originaire du sud, sans internet, sans gros distributeur en ville, je me suis naturellement tourné vers le rap marseillais. Une époque où on faisait tourner en boucle dans la chaine hi-fi, la voiture ou le walkman les classiques de l’époque : Hier, Aujourd’hui, Demain (3ème Œil), De La Part de L’ombre (Carré Rouge), Block Party (Psy 4 De La Rime), Inchallah (Fonky Family), Mode De Vie Béton Style (Le Rat Luciano), L’Palais De Justice (Freeman)… Et ouais, à l’époque, on avait moins de choix, mais tout était bien.

Le plus frappant chez Shurik’n, c’est cette discipline à laquelle il se tient, cette rigueur qu’on retrouve en Asie. Tous ses couplets, toutes ses apparitions font l’effet d’un katana qu’on dégaine juste le temps de trancher une tête et il regagne son fourreau aussi tôt. Un katana que rien ne semble perturber, le temps ne semble pas l’altérer, il n’est jamais émoussé. Il existe beaucoup de légendes au Japon qui racontent que certains maîtres sont tellement exigeants avec eux-mêmes qu’ils ne souhaitent plus forger de sabre par peur de faire moins bien que le précédent.

"Quand j’ai commencé à créer le premier album, je savais déjà qu’il n’y aurait pas de suite. Cet album n’était pas fait pour ouvrir une carrière solo. Je ne me projetais vraiment pas dans une carrière seul. C’était une envie ponctuelle ce projet.
Une envie artistique de me prouver que je pouvais le faire, réaliser un album entièrement – et seul. Je voulais faire un beau disque, apporter une pierre à l’édifice du hip-hop. Quand j’ai fini de le travailler et qu’il est sorti, je suis tout simplement retourné au sein de la meute.
À l’époque, il n’y avait pas de pression particulière autour de ce premier album. Il n’y avait pas de carrière en jeu. J’avais pu me concentrer sur le plaisir de le faire, son écriture, la programmation. J’avais voulu tout faire tout seul. Je voulais être à la barre partout. Pour les productions, le texte, le visuel.
"

Le premier single de l’histoire se nomme « Samuraï » et voit le jour en mai 1998. Il devient immédiatement un classique et est chanté de partout. Il a samplé le titre « Le Jouet » du compositeur français Bruno Coulais (qui collaborera plus tard avec Akhenaton pour la B.O. du film « Comme Un Aimant« ), elle est le générique de la série « La Rivière Espérance » (1995). Ce single est parfaitement choisi et il va également ouvrir l’album. Shurik’n décrit l’attitude et les postures qu’il faut avoir pour survivre là où il vit, mais pas seulement. Cela ne s’applique pas seulement à la cour d’école qu’il dépeint, mais à tous les bancs de la société. Il est également important de rappeler que la société n’est pas plus violente aujourd’hui, elle est juste plus médiatisée, la violence y est quant à elle, plus impressionnante mais pas plus meurtrière. Au contraire même, avant on en venait aux mains pour un simple regard ou une phrase mal interprété. En tant que samouraï, il faut cultiver son égo, son image et son intérieur, car comme il dit « on joue dans un chambara ». Ce mot fait référence aux films de sabres japonais de l’époque où la violence et le sang étaient des signatures.

"En somme, voici venir l'âge béni
Où tu t'crois homme mais t'es qu'un con et y'a qu'à toi qu'on l'a pas dit
"

La phrase paraît simple et pourtant, elle est énorme. Vous pouvez prendre toutes les définitions possibles pour le mot « adolescence », jamais vous ne pourrez trouverez mieux. C’est à mon sens la force première de Shurik’n, dire des choses compliquées, de façon simple et explicite. C’est par défaut, l’un des meilleurs représentants de la langue française, car la particularité de cette langue (entre autres) est qu’elle permet de dire des choses compliquées… de façon simple. Mais pour cela, il faut du talent et savoir manier la langue de Molière à la perfection. Le premier couplet parle beaucoup de la jeunesse et il rejoint beaucoup de ses propos disant qu’on grandit trop vite. En fait, c’est à se demander si on grandit par moment, car on se fera toujours la guerre pour quelque chose qu’on désire. L’homme néglige souvent le côté pacifiste au profit de la force, il y a des leçons qu’on ne veut pas apprendre. Durant cet album, il met un point d’honneur à maintenir les relations humaines, les amitiés, cultiver l’entraide et l’élévation mutuelle. Il n’est jamais en compétition avec qui que ce soit.

Le mot « samouraï » en japonais signifie « celui qui sert ». Son maître ou son seigneur au Japon féodal. Ce guerrier est devenu un symbole de bravoure, de loyauté, de courage et de force. Shurik’n sert le rap et le Hip-Hop dans son ensemble en plus de l’art en général. On comprend donc que le titre du single n’aurait pu être différent. Il va continuer son narratif sans aucune vulgarité, mettant toujours en garde la jeunesse et les risques encourus. Il agit un peu comme le ferait la philosophie bouddhiste à ce niveau, le moine peut te faire réfléchir à la voie qu’il faut suivre, pas t’ordonner ou te contraindre de la suivre. Des jeux de mots, des figures de style et des métaphores à tout-va rythmeront le morceau. Je souligne une dernière punchline avant de finir ce classique :

"La nuit les lampadaires se morphent en mecs"

Il aurait pu le dire d’une autre façon, mais ça ne lui correspondrait pas. La phrase fait référence aux dealers et autres revendeurs de la mort et de ses dérivés. Le soir, il squatte un coin de rue et devient immobile comme des lampadaires, facilement visible. Tout le morceau porte un message qui est encore vrai aujourd’hui, c’est la première définition d’un classique intemporel. D’ailleurs, la célèbre artiste Wallen reprendra l’instru du single pour créer son propre classique « Celle qui a dit non » en 2000, c’est assurément le meilleur hommage qu’on peut faire à ce morceau.

"A : Où je vis a beaucoup marqué les esprits, jusqu’à s’imposer comme un album de référence. Est-ce que les retours autour de cet album ont été conformes à tes attentes ?

S : Oh mais ça a largement dépassé mes attentes. Je n’en ai pas eu conscience immédiatement, malgré le bon fonctionnement de l’album à sa sortie. Je m’en suis rendu compte à l’époque de "Revoir un printemps". C’est à ce moment-là que j’ai pu voir l’impact qu’il a pu avoir sur plein de générations différentes. Certains qui venaient me voir, pour m’en parler, ne pouvaient pas avoir l’âge de l’écouter quand il est sorti. Il y a eu une forme de transmission. C’est à la fois gratifiant et bluffant. Tu te rends compte que des gens ont vécu des choses à travers tes morceaux. L’album a eu une vie plus longue que je ne pensais. En tant qu’artiste, tu fais un album, tu mets tes tripes dedans et une fois qu’il est sorti, tu n’en es plus maître. Ce sont les gens qui lui insufflent une vie, lui donnent – ou pas – une direction à suivre. C’est le public qui en fait un classique. Ou pas."

Le second morceau a également marqué les esprits de par son contenu textuel et son beat. Étrangement, il est similaire à un autre classique d’IAM « Marseille la nuit » présent sur la B.O. de Taxi (1998). Shurik’n a ajouté des notes de musique de ce qui semble être une mandoline ou une guitare sur le refrain. Le plus frappant, ce sont ses couplets et son refrain qui reflètent le monde de 1998 et celui de 2024. Il fait référence aux jeunes qui meurent pour des histoires de rues et autres. Ce qui engendre un cercle infernal et interminable de vengeance. L’actualité lui donne souvent raison, hélas ! Il est compliqué de les convaincre quand ils viennent de la cité et voient les échecs successifs de leurs ainés ou de leurs parents. Ces derniers poussent leurs enfants à étudier et à sortir des ghettos via l’école, mais quand ceux qui sont censés leur servir d’exemple n’ont pas réussi, comment y croire ? C’est là toute la difficulté, les grands-parents n’avaient pas trop de cartes en main, leurs enfants étaient déjà mieux armés, que dire des dernières générations ? On est aux portes de l’an 2000, mais la société a échoué, car pas grand-chose n’a changé. Il parle de la violence conjugale, du racisme déjà important en 1998 et des fanatiques religieux résumé ainsi :

"Y’a des pères qui battent leurs gamins, disent qu’ils les aiment
Et certains hommes aiment leur femme avec des chrysanthèmes
La passion prend le dessus souvent
Trop souvent asservie par un dogme, les fanatiques se lavent dans des bains de sang impur
Je vous jure, c’est pas la fin de votre quête
Ni la bonne planète, ici les gens différents, ça inquiète
"

C’est assez ironique, car contrairement à d’autres rappeurs, il ne décrit pas son lieu de vie comme un paradis. Il ne place pas sa ville en avant et ne lui montre pas d’amour à ce moment-là.

"Je sais pas comment c’est chez vous
Ici l’argent fait la loi
Les lois sont faites par et pour ceux qui en ont
Les autres affûtent leurs dents
"

"La couleur crée des frayeurs
Chez ceux qui ignorent la voix du cœur
Mais y’en a trop, y’a sûrement une erreur
Ailleurs, je suis sûr que c’est pas comme ça
Quoi ? Me faites pas croire
Que là-bas aussi les cons sont rois"

Le troisième morceau « L.E.F » pour « Liberté, égalité, fraternité », la devise française. Belle à entendre ou à lire, mais très loin de la voir s’appliquer dans la société. Shurik’n fait de nouveau preuve d’une clairvoyance inouïe et pourrait passer pour un visionnaire aujourd’hui. Le titre débute sur un sample asiatique très prononcé, le style qu’on peut entendre lors de méditations ou de réflexions profondes. Objectivement, ce n’est pas le morceau le plus intéressant, mais encore une fois, les textes sont tellement bien écrits qu’il faut s’y attarder.

"Liberté pour tous, paroles en l'air
Criées bien haut, fumigènes
Poudre aux yeux, qui deviennent gaz lacrymo
Au pays de la libre opinion
Certains ont des propos
Qui lèvent ce droit à la moitié de la population"

"La liberté était là il y a pas longtemps
L'égalité l'a prise par la main
Elles sont parties avec le vent
Tu peux toujours rêver mon enfant
Et croire au Père Noël
"

La première citation représente les premières phrases du morceau. Je pense que tout est assez clair.

La seconde à droite, c’est le refrain. Il a personnifié la liberté, l’égalité et la fraternité à travers le morceau. C’est intéressant comment il en parle, car il parle d’enfant et de Père Noël, or personne n’y croit, c’est donc utopique. C’est la définition de la devise française, la justesse de ses propos est aisément vérifiable aujourd’hui… Sauf que lui, il a dit cela il y a déjà 25 ans. Il n’écrit pas pour sa génération ou par rapport à l’actualité du moment, mais pour toutes les générations qui suivront, un génie.

"La liberté de l'autre est bien trop grande
La mienne disparaît
"

"Seulement, l'habit fait le moine
Tant pis pour moi, j'ai fait mon choix
"

Pause ! Le second point fort de Shu, c’est cette façon de détourner les citations, les proverbes et autres adages. Souvent, il les ramène à sa réalité et celle des autres ou il les prend à contre-pied. Il le fera souvent dans cet album. Le premier est un lien direct à un point fondamental chez les humains : la liberté. Alors, oui, il accepte le concept, sauf que la liberté n’a pas de limites, car tout le monde déborde de son espace. Forcément, au détriment de son voisin.

Le second point parle des apparences. On ne juge que par elle, donc autant la soigner. Sauf que lui, il s’en moque, il ne va pas se vêtir d’une tenue classique voir banale pour être une copie conforme qu’on forme. Tant pis, si son look permet de le repérer plus rapidement ou de le stigmatiser, il reste lui-même. On a donc ici un le second point : l’égalité. On le sait tous, c’est plus courant d’arrêter un arabe, un noir ou un basané en France, surtout quand il est en survet’/casquette qu’un caucasien en chemise. Il évoquera la fraternité sous l’étendard du « fratricide », concept consistant à tuer son frère ou sa sœur. La fraternité était censée nous rapprocher les uns des autres, ne pas s’écraser entre nous comme des crabes. Encore une leçon donnée par le maître à travers une musique.

Premier featuring du morceau : Faf Larage qui n’est autre que son propre frère. Ensemble, ils publieront l’album « La Garde » en 2000, on y reviendra plus tard si vous le voulez bien. On sort un peu du contenu précédemment proposé. Le sample provient du titre Playful Pizzicato (1994) de Richard Harvey, un musicien anglais. Le violon a largement été ralenti, Shu’ y a jouté une ligne de basse et le classique duo grosse caisse/caisse claire. Le tout est parfaitement manié, car le violon à la particularité de résonner en deux temps, comme une vague qui s’abat sur la rive et qui se retire. Il y a un va-et-vient du violon tout le long du morceau avec des variations par moment, l’une des meilleurs prods de l’album. Les autres samples sont les scratches qui composent le refrain, à savoir ceux des X-Men et de Freeman.

Le morceau fait plus office de banger et se concentre moins sur le fond que d’autres titres. Il est principalement destiné au Front National et à toutes ses sous-parties et à ses dérivés, tout l’idéologie raciste et xénophobe encore vivante aujourd’hui. Pire, les néo-nazis n’ont jamais étaient si bien vus en France, Macron leur a fait une autoroute. Et peu importe, les logos, les images et les slogans qu’ils proposent, l’idée des nationalistes reste la même : la France aux Français. On comprend ici que la devise française évoquée plus haut n’est que du vent, car seuls les chrétiens et les blancs sont acceptés. À se demander, s’ils ont déjà lu la Bible… Donc on est plus sur un freestyle très bien calibré axé sur quelque chose de plus guerrier mais toujours subtil. Il demeure aujourd’hui comme l’un des titres les plus appréciés de l’album et de ces artistes.

Le morceau qui suit, « J’attends » le place dans la peau d’un braqueur de banque, le hic, c’est que le braquage vire au drame. Ils sont plusieurs dans ce braquage, la priorité est de ne pas faire couler le sang, sauf qu’un de ces potes a fait feu. Ils repartent les sacs vides, écrasent 5 innocents sur le trajet et finissent coffrés par la police. Shu’ encourt la peine de mort. Il raconte la vie en prison dans le second couplet et les derniers mots d’un condamné dans le troisième couplet, avant de s’assoir sur la chaise électrique. Il ne se met pas à genoux, ni à supplier pour s’en sortir. Comme toujours, fidèle à ses principes, il part la tête haute.

Le titre est destiné à tous les bandits qui pensent échapper à la justice ou qui veulent de l’argent rapidement et en quantité. Cela ne sert à rien, il y a deux issues : la mort ou la prison. C’est une belle leçon de vie et c’est comme ça que je le vois quand je l’écoute. Shurik’n incarne ce père, ce grand frère qu’on veut tous avoir. Celui qui a fait des conneries dans sa vie avant toi et te mets en garde, voir t’interdis de refaire pareil. Il a expérimenté les difficultés avant toi, et il te transmet son expérience pour pas que tu ne fasses pas les mêmes bêtises.

Alors, le morceau qui suit, c’est le flou complet pour moi. « Fugitif », comme il se nomme, semble être la suite du précédent… sauf qu’il est censé être mort si on suit son récit. Ce morceau raconte pourtant qu’il est en fuite et qu’ils ne lui mettront pas la main dessus. C’est une possible métaphore pour se décrire lui-même dans la musique pour dire qu’il est un électron libre et ne se fera pas prendre par le système. Ce qui est vrai, il a sorti 3 albums solos à intervalle irrégulier et au feeling, comme il aime travailler. On verra la suite dans un prochain article, en attendant, imprégnez vous de ces éléments pour suivre aisément le second dossier.