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[Chronique] Quelle Chris - Deathfame

01 – TEYC
02 – Alive Ain’t Always Living
03 – King in Black
04 – PS1 (Pontiac Sunfire 1)
05 – Feed the Heads
06 – So Tired You Can’t Stop Dreaming feat Navy Blue
07 – Die Happy Knowing They’ll Care
08 – DEATHFAME
09 – The Agency of the Future
10 – Help I’m Dead
11 – How Could They Love Something Like Me
12 – Cui Prodest Feat Denmark Vessey, J Jig Cicero
13 – The Sky is Blue Because the Sunset is Red feat. MoRuf, Pink Siifu
14 – Excuse My Back

Localisation : Detroit, Michigan, USA

Année : 2022

I / Analyse Générale

Chose promise, chose due ! Après vous avoir proposé un tour d’horizon approfondi de la trajectoire et de l’existence de Quelle Chris mais aussi de sa discographie, il est grand temps à présent de nous pencher sur l’analyse du dernier opus de l’artiste, sorti en mai de cette année, Deathfame. Un album d’excellente facture, hautement inflammable et explosif, qui se décline en 14 pistes toutes aussi incandescentes qu’originales et éclectiques les unes les autres, et la production est aussi d’une qualité remarquable.

 

De manière générale, la première chose que l’on peut dire à propos de cet album, c’est qu’il est entièrement produit et composé par Quelle Chris, et cette précision est lourde de sens. Exceptés quelques rares sons sur lesquels il est accompagné à la production de son fidèle acolyte Chris Keys, avec qui il a déjà sorti deux projets (les très réussis Innocent Country 1 et 2), et le track « The Sky is Blue Because the Sunset is Red » sur lequel il est accompagné de Knxwledge à la prod’. Des mélodies recherchées, des textes profonds et percutants, on est sur un projet qui finira clairement au sein de mon top 5 de l’année 2022, et cela par sa dimension totale et complète, mais aussi grâce à sa cohérence musicale et philosophique : un projet hautement qualitatif, vous voilà prévenus ! 

Un projet d’un tel niveau d’exigence dans l’exécution, complètement dirigé par une seule et même personne, c’est assez rare pour être stipulé et même encensé, he has the beats and the lines m**** f**** !!!! Et les artistes en mesure de faire une telle prestation sont rares : RZA, Doom, Madlib, Fahim, EPMD, Joh,Wayne voilà les noms qui me viennent à l’esprit, qui performent autant sur les beats que sur l’écriture, capables de réaliser à eux seuls un album de A à Z, il y en a sincèrement peu qui soient aussi qualitatifs et complets que Quelle Chris

John Wayne
MF Doom
Madlib
Tha God Fahim
RZA

En Jamaïque, Chris serait catalogué comme « sing-jay », autrement dit un singer et deejay, terme plus adapté qui détermine un artiste à la fois chanteur à voix et toasteur, ou rappeur. Le Deejaying est un des ancêtres directs du rap, autant d’un point de vue stylistique qu’historique, avant-gardiste et précurseur du style Dancehall / Ragga, sans lequel le rap n’existerait tout bonnement pas dans sa forme actuelle.

Cette dichotomie entre toast et chant offre à la fois une forme de complémentarité et un certain équilibre, opérant une sorte de ping-pong en termes d’émotions véhiculées. Le chant adoucissant la radicalité des thèmes abordés mais aussi du style rappé du deejaying.

 

En effet, les deejays toastent, et la nature scandée de leurs textes exprime tout le struggle, toute la misère et la souffrance des trench-towns de Kingston et la lutte pour la survie qui en découle. Et ainsi, les sing-jay vont concentrer cette dichotomie vocale entre radicalité et douceur, ce qui offre une large palette mélodieuse d’autant plus hétérogène que complémentaire. Et cette complémentarité va contribuer à adoucir toute la violence et la misère décrite dans les textes en véhiculant cette mélancolie de manière subtile. 

Le sing-jay concentrant à lui seul la capacité de rapper et de chanter, au même titre que Chris dans cet album, cette terminologie semble mieux rendre compte de la richesse et de la diversité de sa prestation vocale sur Deathfame. En effet, on note régulièrement de gros décalages entre le pessimisme exprimé et l’énergie véhiculée par le ton de la voix choisi, dans la même veine que le cultissime « The Message » des Furious 5. Ils y décrivent la cruauté du quotidien des quartiers sur une prod enjouée et en entonnant une forme de voix posée voire enjouée par moments (refrain) qui atténue grandement le choc des mots. 

Mais revenons-en à l’album, qui est un album éclectique autant d’un point de vue musical que vocal ou thématique. Et cette voix justement, on en parle ? La palette de tessitures est remarquable, et Quelle Chris en fait la démonstration tout au long du projet, se baladant d’une chanson à l’autre en passant d’une voix à une autre, le tout dans une aisance déconcertante. Parfois caverneuse, obscure, graveleuse, sombre as fuck, mais parfois aussi cinglante et déterminée, voire agressive, ou encore virevoltante et enchantée, la voix de Quelle Chris surprend par sa fluidité et sa variété, scandant ses textes comme on taille du bois à la serpe ou à la hache… Lourdeur à tous les étages my Peeps, memba’that !!!!  

En effet, selon les chansons, ça n’est pas le même Chris que l’on retrouve, passant sans soucis du chant au rap, d’une voix grave et lourde à une voix plus envolée, traitant autant de la mort que de la vie ou encore du milieu de l’entertainement, de la célébrité et de ses pièges… Slalomant entre pessimisme, voire nihilisme à certains moments, et optimisme et vitalisme, empreint de sagesse spirituelle et philosophique mais aussi d’une part poétique obscure et engagée très importante, l’album est une scarification musicale, un véritable coup d’surin dans l’égo, une sorte d’ovni protéiforme, d’obésité rappologique à côté de laquelle on ne peut s’offrir le luxe de passer. 

II / Analyse track par track

 I’m so grateful, so greatful to be alive, but alive ain’t always living, sometimes makes just survive », telles sont les premières paroles de l’album Deathfame, les premières paroles de la magnifique « Alive ain’t always living » … Une magnifique entrée en matière, autant poétique qu’onirique, le texte est tel cette voix intérieure qui résonne en chacun de nous et qui constate le monde, qui s’émerveille et se désillusionne des épreuves de la vie. Quelle Chris délivre ici un texte d’une maturité rare, pas d’égotrip, mais une réflexion existentielle profonde. 

Le décor est planté, dès le début de l’album on est prévenu, on entre à la fois de manière poétique et pragmatique dans la sphère intime, et la sincérité va être de mise. La prod’, une collaboration entre Quelle Chris et Chris Keys, se construit autour d’une boucle d’orgue / piano, à la texture saloonesque, une belle ligne de basse bien lourde, et la voix de Quelle, authentique, imprimée de son vécu, qui alterne entre toast et chant, se permettant même certaines envolées vocalisées. Cette track introduit parfaitement l’album, Quelle met dès le début du projet la barre haute, et à ce stade, à la fin de « Alive ain’t always living », on espère que la magie va continuer à opérer, car on ne peut qu’être emballé par cette entrée en matière si on est amateur de boom bap jazzy underground et de belle poésie.

L’album s’enchaîne avec l’ovni musical « King in Black », changement de décor, la prod, entièrement faite par Chris, s’aventure sur des terrains déstructurés voire conceptuels, une caisse claire, un charley, un piano en fond, une ligne de basse entêtante et une voix grave, d’outre-tombe qui surgit sans prévenir, en dichotomie totale avec la voix empruntée par l’artiste dans la chanson précédente. Et Quelle alterne avec une voix revenue dans un timbre plus familier, il joue avec la profondeur et la gravité de sa voix, cela montre la palette large et diversifiée des voix que peut proposer Quelle Chris, impressionnant ! Ce mec a une voix, et il nous le montre dans Deathfame, c’est indéniable !

L’interlude « PS1 », en hommage à la « Pontiac Sunfire 1 », remplit elle aussi tous les critères d’un boom bap de qualité : la boîte à rythme style Loffi, un piano étouffé, en écho, et le voyage musical, the musical journey, peut continuer sereinement, les touches psychédéliques que délivre ça et là Quelle Chris contribuent à faire de cet album un projet fidèle à son univers et sa palette artistique.

« Feeds the Heads » repart sur une instru’ bien obscure, avec une basse à la texture psyché et la boîte à rythmes qui délivre un beat purement hip-hop agrémenté de boucles déstructurées et de voix disséminées parfois en écho. C’est totalement réussi et cela contribue à la cohérence générale du projet, car la chanson fait office de transition en se fondant parfaitement dans la précédente tout en ouvrant la voie au sample de piano introduisant l’énergique et authentique « So Tired You Can’t Stop Dreaming ». Pourquoi authentique ? Parce qu’on est face à une prod’ remplissant tous les codes et les critères d’une prod’ de boom bap de style 90’s réussie. Une boucle de piano virevoltante et énergique, une boîte à rythme percutante.

« Die Happy Knowing They’ll Care » commence sur une magnifique boucle de saxo, limite no beat, une voix enregistrée avec une saturation d’échos, on est sur une sorte d’interlude totalement conceptuelle… Savoureux et planant, on valide fort !!! Quelle Chris s’aventure dans des contrées sonores osées et c’est plaisant car le niveau d’exigence de la réalisation est là. Cette sorte d’interlude se termine sur un choix de vieilles voix télévisuelles samplées offrant une parfaite transition au début du Banger suivant.

En effet, « DeathFame » vous prend aux tripes et on comprend pourquoi Quelle Chris a choisi cette track pour nommer son album ! Le sample de comptine enfantine ainsi que les samples de voix de cartoons nous renvoient musicalement d’emblée en enfance, toujours dans une dynamique planante, accompagné d’un beat monumental, et agrémenté de samples de voix de bébés, de cartoons et de films jouant pleinement un rôle de cohérence et de liant entre le texte et la prod’. Le morceau est entièrement produit, composé, écrit et chanté par Chris lui-même. Lourd, quelle prestation, quel niveau, quel artiste complet !!! This n*** gat’skillz m*** f*** !!! Le texte vient, tel une claque, jeter un froid dans ce rêve enfantin, pour nous ramener durement à la réalité par un texte qui se veut aussi poétique que pragmatique, d’un réalisme et d’un pessimisme rare. Une énergie à la fois froide et rassurante, étrange et envoûtante se dégage de cette track que j’affectionne tout particulièrement. Quelle y parle de la fame, de l’argent et de la mort avec une sincérité, une maturité et un cynisme de toute beauté, et la prod‘ est juste merveilleuse, que ce soit dit !

« Heavenless, hell forgive me, i’m a dealer of dreams, my Voltron left on Bpobby the right arm is with me (…) You blink you missing something , life move fast so backroll cash I hope to spin it something splendid before they break your ass, Hey Man run it up like I’m dead so love me like you listening post a pic tell n*** you met me greedy rich … »

La piste suivante, « The agency of Future », se veut une track pleine de tensions et à la fois empruntant aux codes du turntablism est aussi une des tracks aux accents conceptuels et perchés de l’album, et c’est encore une fois très réussi. Le morceau est épuré, on sent que Quelle Chris tente une expression musicale de la mort, des samples scandant « Screw that shit, Skrew that shit, Shot Shot Kill Hip Hop » viennent accentuer cette sensation d’outre-tombe. Si la mort était une prod’… La prod’ est totalement obscure et conceptuelle, elle se marrie parfaitement avec le timbre de voix que choisit de prendre Chris sur ce morceau, une voix grave, d’outre-tombe, « the Voice of Thunder » en hommage au légendaire chanteur jamaicain Prince Far I et son groupe The Arabs pour les connaisseurs et amateurs de Reggae !  Plus proche de nous, cette voix me fait penser au français Kabal ou encore à Rampage du FlipModeSquad, ce genre de grosse voix caverneuse.

« The agency of the future », aussi totalement produite, composée, écrite et performée par Quelle Chris ouvre sur un piano jazz dansant, on replonge dans cette ambiance saloonesque qu’on avait déjà découvert en début d’album avec la magnifique « Alive ain’t always living ». Encore un effort de cohérence et d’équilibre global qui fait de cet album une véritable réussite, un vrai petit bijou. Le texte délivré par Chris dans « The agency of the future » est difficilement audible, car il fait un choix artistique volontaire de dédoubler et troubler cette voix, et c’est totalement envoutant et réussi… Au-delà du texte, la musique et les effets sonores de l’album expriment aussi cette dimension de mort qui s’inscrit en fil conducteur au sein de tout le projet. 

Chris fait de l’art, il semble appréhender la musique comme on appréhende la peinture, chaque couleur, chaque forme est un symbole qui traduit une émotion, une idée, une ambiance, une atmosphère…. C’est magistral, sincèrement. La dimension artistique de cet album me fait penser à l’album Aethiopes de Billy Woods, par sa profondeur, son intimisme et sa sincérité, mais aussi son exigence textuelle et musicale (album sur lequel on retrouve un feat avec Quelle Chris d’ailleurs).

« How could you love something like me ? » succède à « Help I’m dead », et le choix des termes n’est pas dû au hasard, le terme « something » pour se nommer lui-même semble directement renvoyer à la notion de mort et d’enveloppe corporelle, de simple matière organique composant un cadavre, autrement dit « un être qui n’est/naît plus ». « How could you love something like me » est un des rares morceaux produits en collaboration avec Chris Keys et il illustre parfaitement cette dimension poétique et symbolique qui se dégage de cet album et que je tente d’exprimer ici. 

L’album enchaîne sur une de mes tracks préférées, la très réussie et saisissante « CUI Prodest », qui est l’occasion pour Quelle d’inviter en feat sur ce morceau son vieil acolyte Denmark Vissey avec lequel il avait déjà collaboré sur un projet de groupe commun il y a quelques années et dont je parle dans le portrait de Quelle Chris (et Quelle Chris, portrait d’une trajectoire non linéaire) qui précède cette chronique. On retrouve aussi en feat sur le morceau J.Jig Cicero, que je ne connaissais pas jusque-là et qui délivre aussi une prestation très réussie, à la hauteur du morceau. 

Avec « CUI Prodest », on repart sur une prod’ totalement envoutante, le morceau est encore entièrement réalisé par Quelle Chris, qui montre encore ici toute l’étendue et la richesse de sa créativité musicale et de sa palette vocale. C’est bluffant, extra-ordinaire, il revient sur la même voix qu’il balance déjà dans « Alive ain’t always living », où il scande son texte, le taille à la serpe, une énergie particulièrement nerveuse se dégage de la prestation de Chris sur « CUI Prodest». Et la prod’ bien caverneuse et obscure vient densifier et bien alourdir cela, en donnant une certaine profondeur nécessaire au morceau, donnant toute sa légitimité au texte en établissant un lien fort entre les deux. ATTENTION BANGER !!!!

Avec « The sky is blue because the sunset is red », le choix de la composition de l’instru’ confine aussi à la cohérence et à l’harmonie générale du projet dans son entièreté, on retrouve ici à nouveau une boucle de piano très marquante, presque lancinante, et ainsi on reste dans des tonalités familières, tout en se diversifiant, et c’est aussi en ce sens que le pari fait par Quelle Chris avec Deathfame est réussi. Quelle en profite pour inviter sur le morceau MoRuf puis Pink Siifu qui pose une voix à la fois nonchalante et suave tout en restant obscure, la collaboration est totalement réussie. 

Le morceau « Excuse my Back » clôture l’album avec un feat de Mc Cavalier que je découvre sur ce track. Le nom de la track est avant tout du au sample de la chanson qui répète régulièrement « Excuse my Back » … Une belle conclusion à ce projet véritablement réussi et de très bonne facture. 

Deathfame est ce genre d’album qu’on peut écouter et réécouter, et à chaque écoute, on y découvre des détails et subtilités passés inaperçus les fois précédentes… La richesse et l’intransigeance avec laquelle a été fait ce projet en font un des plus réussis et des plus aboutis de cette année 2022, et je vous conseille vivement de vous jeter dessus si ça n’est pas déjà fait, de plus Quelle Chris est en ce moment même en pleine tournée européenne, alors n’hésitez pas à consulter ses dates de tournée et à aller le voir performer en live !!! 

So don’t be late, and make it a date my Peeps ! Votre fidèle Serial Chroniqueur, The Ranking Sarazin.

Rédigé par The Ranking Sarazin